Je profite de quelques heures dans la plaine pour vous livrer le résultat de mes méditations montagnardes. Je ne reviens pas sur le match contre Biarritz : ce serait du stamping. J'ai écrit ce post avant le match, mais je pense qu'il prend encore plus de sens après la blessure de Thomas...
Comme je vous l'ai dit dans mon précédent billet, je suis parti me retirer sur les hauteurs auvergnates, quelque part entre Sancy et Cantal, entre Santoire et Artense. Pour me ressourcer, je marche, seul au milieu des immensités de verdure bistrées par l'automne. Je gravis lentement les puys et les cols, je respire à grands traits l'air délicatement basique du mois d'octobre qui expire dans le vent tantôt froid tantôt doux, comme si la belle saison poussait un dernier râle. Ces montagnes vénérables, vieilles majestés rabotées par le temps, me rappellent ma Nouvelle Zélande natale et mon étrange destin qui me fait célébrer les victoires et pleurer les défaites si loin de chez moi.
Dans ce périple, un détour m'est particulièrement cher, une forme de pèlerinage. De l'autre côté d'un vallon, par-dessus le ravin de Sault, sur un piton caché au cœur de la forêt, niche la Chapelle de Roche-Charles, un ermitage oublié, au bout d'un chemin de croix délabré jalonné de quelques plaques votives de la fin du XIXème siècle. On accède à la chapelle par un petit cimetière en dévers, un désordre de pierres tombales grises qui surgissent de la terre herbue, protégé par les vestiges des remparts d'un château disparu. La chapelle elle-même, d'une sobriété stricte et dépouillée, domine cet univers décalé et ses murs paraissent le prolongement des falaises dont l'a-pic vertigineux ne se découvre au randonneur qu'une fois arrivé. Certaines portes de l'église s'ouvrent pour ainsi dire sur le vide et semblent déboucher directement sur l'au-delà.
Je parvenais là-haut pendant une éclaircie entre deux averses, dans une oasis lumineuse au cœur de la grisaille automnale. Je m'asseyais quelques instants dans la chapelle et puis j'allais contempler le panorama. Soudain, je sursautais à l'audition d'une voix :
- Êtes-vous Vern Cotter ?
Je me retournais. Un vieillard ridé portant chapeau noir à larges bords et vareuse bleue se tenait quelques centimètres derrière moi. Ses deux yeux gris moqueurs et plissés me transperçaient comme pour me scruter l'âme. Une bacchante épaisse dissimulait sa bouche fine infléchie d'un sourire tout juste perceptible. Son nez pointu ajoutait encore à son air ironique. Je remarquais enfin un foulard noir noué autour du cou qui débordait de son col mal ajusté. Il appuyait ses deux mains sur son bâton de marche et me regardait par en-dessous, un rien provocateur.
J’acquiesçais.
- Et vous ? Qui êtes-vous ?
- Je suis le maître Zen de la Chapelle de Roche-Charles.
J'étais abasourdi. J'avais rencontré des guerriers maoris, des entraîneurs maudits par la défaite, des jedis en short et crampons, mais jamais de maîtres Zen auvergnats.
- Et oui, reprit-il, s'il y a des Japonais qui jouent au rugby, il peut exister des maîtres Zen bougnats.
C'était imparable, même si la logique m'échappait quelque peu.
Il continua sans transition :
- Connaissez-vous l'histoire de l'ouvreur du XV de France ?
J'étais de plus en plus interdit. Si je n'avais pas été sûr que Morgan était dans l'avion à cet instant, j'aurais cru à un canular.
- Plus ou moins...
- C'est une fable Zen, mâtinée de sagesse auvergnate. Un jour, pendant une coupe du monde dans un pays lointain, l'ouvreur titulaire du XV de France rata ses deux premiers matches. Le sélectionneur, déçu, le remplaça par un demi de mêlée. Les observateurs s'empressèrent de crier au scandale. J'entendais autour de moi : "Quelle erreur ! Faire jouer quelqu'un pendant quatre ans au même poste et le remplacer au dernier moment pour la coupe du monde par un autre dont ce n'est pas la spécialité ! Quelle inconséquence ! Quelle pression sur le demi de mêlée et quel coup au moral pour le joueur désavoué ! Ils ne s'en relèveront jamais". Moi, je lissai ma moustache et je répondis : "On verra"...
Il se trouva qu'après deux matches, le demi de mêlée reconverti ouvreur faisait parfaitement l'affaire, peut être même mieux que le titulaire originel d'autant que ce dernier effectuait d'excellentes rentrées en cours de partie. L'équipe arriva même en finale. Les observateurs s'empressèrent de porter le substitut aux nues. J'entendais autour de moi :"Quel choix pertinent ! Vraiment quelle bonne idée que cette reconversion ! ". Moi, je lissai ma moustache et je répondis : "On verra".
Le jour de la finale, après dix minutes de jeu, le nouvel ouvreur, à force d'être ciblé à chaque rencontre, finit par déclarer forfait. Il fut donc remplacé par le titulaire devenu remplaçant. Les observateurs s'empressèrent de se désoler. Autour de moi, j'entendais : "Quelle malchance ! La ligne d'attaque est désorganisée ! C'est un coup dur". Moi, je lissai ma moustache et je dis : "On verra".
Naturellement, le 10 titulaire au début de la compétition joua un match fantastique. Il fut décisif sur une action d'essai. Au bout d'une demi-heure, les observateurs s'extasiaient : "Quelle classe ! Il anime le jeu avec maestria ! Grâce à lui nous allons gagner !" Moi, je lissai ma moustache et je dis : "On verra".
J'interrompais le maître Zen :
- Mais le 10 titulaire manqua un drop et une pénalité...
- Et oui... Je crois que vous avez compris... Belle journée, n'est-ce pas ?
La pluie venait de reprendre. Je répondis :
- On verra...
Nous restâmes de longues minutes silencieux à regarder la pluie tomber sur le ravin boisé. Lorsque je décidai de m'en retourner, le maître Zen s'en était allé, sans un bruit. Aujourd'hui encore, je doute de l'avoir vraiment rencontré.
Nota : cette histoire est un hommage modeste et appuyé au Zen et au film "La guerre selon Charlie Wilson", de Mike Nichols (scénario et dialogues : Aaron Sorkin), et, plus particulièrement de sa dernière scène. Par ailleurs, la balade de Roche-Charles vaut le détour...
Dans ce périple, un détour m'est particulièrement cher, une forme de pèlerinage. De l'autre côté d'un vallon, par-dessus le ravin de Sault, sur un piton caché au cœur de la forêt, niche la Chapelle de Roche-Charles, un ermitage oublié, au bout d'un chemin de croix délabré jalonné de quelques plaques votives de la fin du XIXème siècle. On accède à la chapelle par un petit cimetière en dévers, un désordre de pierres tombales grises qui surgissent de la terre herbue, protégé par les vestiges des remparts d'un château disparu. La chapelle elle-même, d'une sobriété stricte et dépouillée, domine cet univers décalé et ses murs paraissent le prolongement des falaises dont l'a-pic vertigineux ne se découvre au randonneur qu'une fois arrivé. Certaines portes de l'église s'ouvrent pour ainsi dire sur le vide et semblent déboucher directement sur l'au-delà.
Je parvenais là-haut pendant une éclaircie entre deux averses, dans une oasis lumineuse au cœur de la grisaille automnale. Je m'asseyais quelques instants dans la chapelle et puis j'allais contempler le panorama. Soudain, je sursautais à l'audition d'une voix :
- Êtes-vous Vern Cotter ?
Je me retournais. Un vieillard ridé portant chapeau noir à larges bords et vareuse bleue se tenait quelques centimètres derrière moi. Ses deux yeux gris moqueurs et plissés me transperçaient comme pour me scruter l'âme. Une bacchante épaisse dissimulait sa bouche fine infléchie d'un sourire tout juste perceptible. Son nez pointu ajoutait encore à son air ironique. Je remarquais enfin un foulard noir noué autour du cou qui débordait de son col mal ajusté. Il appuyait ses deux mains sur son bâton de marche et me regardait par en-dessous, un rien provocateur.
J’acquiesçais.
- Et vous ? Qui êtes-vous ?
- Je suis le maître Zen de la Chapelle de Roche-Charles.
J'étais abasourdi. J'avais rencontré des guerriers maoris, des entraîneurs maudits par la défaite, des jedis en short et crampons, mais jamais de maîtres Zen auvergnats.
- Et oui, reprit-il, s'il y a des Japonais qui jouent au rugby, il peut exister des maîtres Zen bougnats.
C'était imparable, même si la logique m'échappait quelque peu.
Il continua sans transition :
- Connaissez-vous l'histoire de l'ouvreur du XV de France ?
J'étais de plus en plus interdit. Si je n'avais pas été sûr que Morgan était dans l'avion à cet instant, j'aurais cru à un canular.
- Plus ou moins...
- C'est une fable Zen, mâtinée de sagesse auvergnate. Un jour, pendant une coupe du monde dans un pays lointain, l'ouvreur titulaire du XV de France rata ses deux premiers matches. Le sélectionneur, déçu, le remplaça par un demi de mêlée. Les observateurs s'empressèrent de crier au scandale. J'entendais autour de moi : "Quelle erreur ! Faire jouer quelqu'un pendant quatre ans au même poste et le remplacer au dernier moment pour la coupe du monde par un autre dont ce n'est pas la spécialité ! Quelle inconséquence ! Quelle pression sur le demi de mêlée et quel coup au moral pour le joueur désavoué ! Ils ne s'en relèveront jamais". Moi, je lissai ma moustache et je répondis : "On verra"...
Il se trouva qu'après deux matches, le demi de mêlée reconverti ouvreur faisait parfaitement l'affaire, peut être même mieux que le titulaire originel d'autant que ce dernier effectuait d'excellentes rentrées en cours de partie. L'équipe arriva même en finale. Les observateurs s'empressèrent de porter le substitut aux nues. J'entendais autour de moi :"Quel choix pertinent ! Vraiment quelle bonne idée que cette reconversion ! ". Moi, je lissai ma moustache et je répondis : "On verra".
Le jour de la finale, après dix minutes de jeu, le nouvel ouvreur, à force d'être ciblé à chaque rencontre, finit par déclarer forfait. Il fut donc remplacé par le titulaire devenu remplaçant. Les observateurs s'empressèrent de se désoler. Autour de moi, j'entendais : "Quelle malchance ! La ligne d'attaque est désorganisée ! C'est un coup dur". Moi, je lissai ma moustache et je dis : "On verra".
Naturellement, le 10 titulaire au début de la compétition joua un match fantastique. Il fut décisif sur une action d'essai. Au bout d'une demi-heure, les observateurs s'extasiaient : "Quelle classe ! Il anime le jeu avec maestria ! Grâce à lui nous allons gagner !" Moi, je lissai ma moustache et je dis : "On verra".
J'interrompais le maître Zen :
- Mais le 10 titulaire manqua un drop et une pénalité...
- Et oui... Je crois que vous avez compris... Belle journée, n'est-ce pas ?
La pluie venait de reprendre. Je répondis :
- On verra...
Nous restâmes de longues minutes silencieux à regarder la pluie tomber sur le ravin boisé. Lorsque je décidai de m'en retourner, le maître Zen s'en était allé, sans un bruit. Aujourd'hui encore, je doute de l'avoir vraiment rencontré.
Nota : cette histoire est un hommage modeste et appuyé au Zen et au film "La guerre selon Charlie Wilson", de Mike Nichols (scénario et dialogues : Aaron Sorkin), et, plus particulièrement de sa dernière scène. Par ailleurs, la balade de Roche-Charles vaut le détour...
Belle balade et sage rencontre à votre suite l'ami Vern ! Comme une charnière inédite qui ouvrirait de nouvelles portes : ce n'est pas la 1ère fois en coupe du Monde pour les Bleus. La tristesse emplit nos coeurs ce matin après le nouvel et malheureux épisode du genou de Thomas. Mais ce texte nous rappelle qu'il sort des périodes de blessure comme des ermitages des volcans certes plus anciens mais puisant encore plus profond aux sources d'une sagesse humble et simple : on verra !
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