jeudi 31 mai 2012

Tao Te (Regan) King

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Le Maître, en plus de ses autres apprentissages, enseignait l'art majeur du rugby à ses disciples. Avant d'affronter Toulon, il leur fit cette leçon, qui dura trente jours et trente nuits :
Le Maître était au centre du terrain. Immobile comme un poteau, il se tenait, mains jointes, le buste droit, jambes tendues, impassible. Ses bacchantes vibraient imperceptiblement dans la brise printanière et sa natte courait comme un serpent noir le long de son dos cambré. Le regard fixe, imperturbable, il fixait la ligne d'en-but côté Phliponneau depuis de longues minutes lorsqu'il s'adressa à ses disciples, réunis en un cercle dont il était le centre, et qui méditaient en tailleur.
- Posez-moi une question !
Les disciples demeurèrent silencieux.
Le silence durait, durait.
Le Maître, sans se départir de son attitude impénétrable, reprit :
- Vous connaissez la voie, mais vous ne la suivez pas.
Le soleil déclinait dans le ciel. L'ombre emplit bientôt le stade. La nuit vint. Les projecteurs lancèrent leurs éclairs permanents et frigides sur la pelouse. Le Maître et les disciples n'avaient pas esquissé un mouvement. Puis, ce fut le matin. Il faisait froid et la buée s'échappait de leurs bouches qui respiraient lentement et en cadence.
Une journée passa. Puis une autre. Pendant dix jours, ils se tinrent immobiles en cercles autour du Maître impassible.
Le onzième jour, le Maître dit de sa voix pure et sereine :
- Vous parlez trop. Et vos questions sont superficielles.
Puis le silence se fit à nouveau et ils se tinrent ainsi pendant trois nouveaux jours et trois nouvelles nuits. Le Maître dit alors :
- Le temps est rapide comme une flèche qui n'atteint jamais sa cible, lent comme une cascade qui dévale la montagne.
Il fit une pause, puis :
- Il vous faut encore du temps.
Le disciple préféré du Maître, Jubon, prit la parole. Bien qu'il se taisait depuis des années, sa voix n'était ni terne ni sourde, elle était grave et puissante :
- Maître, comment être parfait rugbyman ?
Le silence, à nouveau, pendant des heures. Le Maître répondit enfin :
- C'est très simple : devenez parfait. Puis, jouez au rugby.
Jubon fut saisi et satisfait de la réponse. Il sut qu'il n'aurait plus à parler de tout le reste de sa vie.
Le silence durait, durait. Il s'enroulait en spirale dans l'immobilité, il était aussi dense et lourd qu'un roc immense, il était aussi léger et impalpable qu'un souffle de fourmi.
Le disciple Morgan, n'y tenant plus, s'enquit auprès du Maître :
- Maître, que faire ?
Le Maître ne réagit pas à l'insolence du jeune apprenti, et, sans battre d'un seul cil, répliqua posément :
- Ne cherchez pas à plaire. Ceux qui chercheront à m'imiter m'insulteront ou me déshonoreront. Et si vous cherchez à plaire, vous ne serez que des copistes inauthentiques et convenus.
Trois jours passèrent encore.
Et le silence.
Et l'immobilité.
Le Maître prit une profonde inspiration et s'exprima sans préavis :
- Ce qui est faible triomphe de ce qui est fort ; ce qui est mou triomphe de ce qui est dur. Méditez cela, et vous triompherez.
Puis il s'en fut.
Les disciples étaient prêts à vaincre.
Dans le silence.
Et l'immobilité.

samedi 26 mai 2012

L'enterrement

 
Hier, Jubon, Julien Pierre et Morgan m'ont demandé la permission de s'absenter. Ils devaient assister à un enterrement. Même le Merdeux, d'habitude si enjoué et plein de morgue, tirait la gueule et n'en menait pas large. Ils m'ont proposé de les accompagner. Voulant partager leur deuil, j'ai accepté.
Il y avait un monde fou : tout le rugby français se pressait dans la petite église, bientôt pleine à craquer. Il est toujours intéressant de voir que les enterrements attirent plus de monde que les baptêmes ou les communions... A l'extérieur, les badauds, la plupart autochtones venus témoigner leur tristesse, attendaient silencieusement la sortie du cortège. A l'intérieur, la cérémonie fut digne, à l'image du défunt : il avait toujours vécu dans la discrétion, et si parfois ses excès de caractère avaient pu défier la chronique, l'éloignement et le peu de conséquences de ses actes avaient bien rapidement étouffé le scandale. Le disparu laissait en tout cas derrière lui une ribambelle d'orphelins, dont mes trois joueurs qui avaient rejoint le reste de la famille aux premiers rangs. Le plus affecté semblait être Olivier Milloud, au tempérament si réservé, et dont la face renfrognée semblait encore plus crispée qu'à l'habitude par le chagrin. Sébastien Chabal se tenait droit comme un "i" coiffé de sa sombre crinière qui m'apparaissait comme le scalp symbolique d'une belle idée morte. A ses côtés, Pascal Papé et Lionel Nallet complétaient, immobiles et silencieux, le trident d'une mêlée qui faisait trembler l'Ovalie. Benjamin Boyet pleurait comme une madeleine : pour lui, c'était l'évènement de trop dans une année difficile. Julien Frier fut chargé de l'oraison funèbre : ses mots furent empreints de la plus grande émotion, quoique marqués, également, par la rancune et le dégoût. Une immense impression de gâchis et d'incompréhension habitait l'ensemble de l'assistance, qui se demandait encore comment un être qui affichait autant de vitalité et de force il y a peu avait pu sombrer aussi vite dans l'indifférence générale. Philippe Saint André, seul au fond dans une alcôve de l'église, devait former de noires réflexions sur la question...
Le cercueil sortit par la grande porte, sur les épaules de huit jeunes solides rugbymen du cru dans un silence stupéfait.
Au cimetière, la concession attendait depuis longtemps déjà celui que l'on savait rongé par la longue maladie. Des fossoyeurs s'affairaient un peu plus loin. Je m'approchais d'eux. "Une commande annulée", me dit le premier avec une indifférence qui me fit frémir et en continuant à pelleter. "Mais ce n'est que partie remise", ricana le second...
Sur la pierre tombale, je lus : "Ci-git le Grand Béziers, Requiescat in Pace".

lundi 14 mai 2012

Mélodie en sous-sol

 
Après l'entraînement, je me suis rendu sur la pelouse du Michelin. J'étais seul, modeste silhouette dans le stade désert, écrasé par la froide austérité des tribunes vides. Je tentais de raviver en moi l'ambiance d'une après-midi de match. La rumeur, les chants, la clameur, les applaudissements, les vibrations ressenties sur les actions spectaculaires... Je débutai un tour de terrain, une sorte de tour d'honneur virtuel. Cela fait cinq ans que j'ai débarqué avec ma famille et ma vie nomade dans ce drôle de bled d'intoxiqués de l'ASM. Et je suis toujours là... Le dernier qui a tenu plus de cinq ans, ce devait être Michel Ringeval. Il luttait contre le Grand Béziers. Moi, je retrouve toujours sur ma route le Great Leinster...
Je fais le bilan de cette saison pas très régulière : à égalité de points avec le premier, plus faible nombre de défaites (5), meilleur total à l'extérieur, seule équipe avec le Stade Toulousain à ne compter que des victoires à domicile, meilleure attaque, meilleure défense, seule équipe a avoir inscrit plus de points qu'elle n'en a encaissé à l'extérieur. Tous ceux qui ont joué en 2012 contre nous disent que nous sommes les meilleurs en France. Quarante-trois joueurs utilisés, une demi-finale de coupe d'Europe qu'on aurait dû gagner, et, plus que l'amour de la victoire, la haine de la défaite enfin implantée dans ce club centenaire et atypique.
J'embrasse du regard les lignes du terrain et je songe à ces quarante-trois victoires consécutives, série en cours, au Michelin. Je dis "Au Michelin", car nous comptons une défaite à domicile en 2012, à Bordeaux. Je m'étonne : les terrains sont les mêmes partout. Quel détour de l'esprit humain fait qu'il est plus facile de gagner ici qu'ailleurs ?
Samedi encore : cinquante-sept points, et combien oubliés en route par maladresse ou individualisme... Quelle corrida ! Alex Audebert est sorti par la grande porte de l'arène, acclamé par la foule et porté en triomphe. Le taureau, même blessé, a eu sa chance, il s'est vaillamment défendu. Mais le torero était trop fort, et surtout, impitoyable. Il n'a pas forcé son talent pour obtenir les deux oreilles et la queue. Au moins, Brive a eu une joyeuse mise à mort.
Je poursuis mon tout d'honneur devant la Phliponneau. Ça résonne toujours un peu plus de ce côté, du moins c'est l'impression que ça donne, vu d'en bas... Ici, le terme rugby fanatic prend tout son sens. A Clermont, supporter son équipe est un art qui confine à l'obsession. Mais, comme le dirait Emile Cioran, en matière d'art et de réflexion, tout ce qui ne tourne pas en ferveur quelque peu perverse est superficiel, donc irréel. J'ai une pensée pour Gonzalo, Jason, Brent et Lionel, qui auront été adulés par ce public et qui n'auront certainement plus jamais l'occasion d'être portés par de telles effusions. Ils en deviendraient presque, du jour au lendemain, des has been et, au fond d'eux, ils savent qu'ils sont passés définitivement sur l'autre versant de la montagne. Je conserve une image marquante de chacun d'eux : le plaquage de Gonza à la dernière minute de la demi-finale 2010, l'attitude toujours élégante de Jason, l'essai de Brent contre Toulouse, jaillissant sur une combinaison à trois après une mêlée et le regard impassible de Lionel pendant le combat.
Je termine mon tour tranquillement. Puis, après avoir contemplé une dernière fois cette année cet écrin destiné aux joyaux du noble jeu, j'emprunte un passage secret connu de moi seul qui m'entraîne dans les sous-sols mystérieux du stade, dont je vous ai déjà parlé. Je vais vérifier que tout est en ordre : que les fauves ont été nourris, que M. Barnes est correctement traité (nous l'avons kidnappé après la demi : avoir fait pleurer la Nouvelle Zélande et l'Auvergne méritait bien une petite séance de rééducation personnalisée - rassurez-vous, nous le relâcherons bientôt et tout ira mieux), que la convalescence de David après son opération par le professeur Rudy Wells se poursuit normalement et que l'équipe de lobbyistes recrutée pour torpiller le Top 16 et promouvoir le Top 12 maîtrise les dernières techniques de guerre psychologique et de manipulation des masses. Progressant en sifflotant dans le dédale des souterrains, j'entends le son lointain et étouffé d'un chantier. Étonné de n'avoir pas été informé de l'aménagement d'une nouvelle chambre secrète, je me détourne pour m’enquérir de ce nouveau projet. En chemin, j'essaie d'imaginer quelle expérimentation inédite nous allons mettre en œuvre : un système de télétransportation vers les Fidji pour permettre aux joueurs des îles de vivre dans le Pacifique et de s'entraîner et jouer en Europe peut être ? A moins que nos docteurs Frankenstein ne tentent de greffer le cerveau de Pierre Villepreux dans la tête de Gerhard Vosloo pour créer le guerrier ultime ? J'arrivais au bout du couloir, qui devenait de plus en plus obscur, humide et étroit. J'avoue que mes grandes espérances furent déçues... Quoique : Alexandre Audebert, casque de mineur au front, torse nu et bleu de travail roulé sur les hanches, attaquait la roche, déjà entamée sur une bonne cinquantaine de mètres, à coups de pioche.
- Alex, c'est toi ? Qu'est-ce que tu fais ?
Il tourna vers moi son visage noir et en sueur :
- Ah ! Vern ! C'est toi... Ben, tu vois bien : je creuse.
Il se remit à l’ouvrage, fracassant son outil contre la paroi avec la détermination et la force que je lui connaissais.
- Tu creuses ? Mais pourquoi faire ?
Il interrompit son labeur, visiblement agacé par une question aussi stupide :
- Comment, Vern. Tu ne sais pas que ces anciennes caves à Saint Nectaire ont abrité les secrets des établissements Michelin pendant la guerre ? Et qu'un trésor y est enfoui ? J'ai enquêté pendant treize ans sur ce butin et j'ai la conviction qu'il est au fond de cette galerie, dans une salle oubliée, isolée du monde par un éboulement intervenu à la suite du bombardement des usines le 16 mars 1944... Alors, je creuse.
- Tu creuses ? Et depuis combien de temps ?
- Oh ! Cela fait plusieurs saisons maintenant... Le temps de réunir les indices, d'explorer le sous-sol clermontois... Tu sais qu'on peut partir de la cathédrale et arriver à Montferrand sans voir le ciel ? Bref, je descends régulièrement. Ici, je suis tranquille, loin du bruit du monde, je creuse et j'imagine les fabuleuses découvertes qui m'attendent derrière ces blocs de pierre. Leur évocation m'est d'ailleurs plus précieuse encore que les richesses que je serais éventuellement susceptible de trouver lorsque j'aurai percé le mur ! J'ai appris beaucoup de choses en creusant, tu sais, Vern. D'abord, à me servir correctement d'une pioche. Ensuite, à étayer correctement la galerie pour que le soutènement du tunnel soit correct. Puis à extraire les déblais. Il en faut, de l'ingéniosité, pour être mineur ! Mais plus encore, j'ai appris sur moi. Creuser pendant des heures rend philosophe. Le muscle travaille et l'esprit est libre. Libre de voyager, de réfléchir, de s'épanouir en conjectures et en hypothèses. Depuis que mon horizon se limite à cette paroi et depuis que je travaille dans l'ombre, je n'ai jamais vu aussi clair et aussi loin. Lorsque je descends, les choses de la surface me paraissent limpides et ordonnées : elles se présentent à moi dans une sage hiérarchie, dépouillées de leurs aspects compassionnels ou réactionnels. En quelque sorte, je viens ici pour briser le miroir déformant de l'actualité et des sensations immédiates, autant que pour casser des cailloux. Et puis il y a la quête. Mystérieuse, inutile, romantique... Je cherche un trésor, comme d'autres cherchent le bonheur, l'oubli... ou un trophée...
- Oui, fis-je pensivement, cette quête-là en vaut bien une autre...
- Exactement ! Et pour moi, la quête de la gloire sportive est terminée. Donc, je creuse...
Je décidais de m'en retourner. En partant, je lançais à la cantonade :
- Alex, tu sais qu'il y a deux types d'hommes ?
- Ah ouais ?
Il piochait de nouveau.
- Oui. Ceux qui parlent pour ne rien dire, et ceux qui creusent. Et toi, tu creuses...