dimanche 20 janvier 2013

Homeland

Centre d'interrogatoire secret de la cellule de recrutement de l'ASM - Quelque part en Auvergne.

La femme, d'âge et d'origine indéterminés, est assise, les coudes sur la table. Elle tente de se donner une contenance, son fume-cigarette négligemment tenu entre deux doigts fins. Elle ne parvient pas, cependant, à dissimuler sa nervosité. Ses grands yeux noirs vont de droite et de gauche et ne trouvent pas un point où se fixer, ce qui est par ailleurs assez déstabilisant pour l'interlocuteur : on ne sait jamais où elle regarde, et, partant, ses intentions à votre encontre. Son physique ne laisse pas indifférent : elle est indiscutablement belle, racée, élancée mais elle ne donne aucune impression de fragilité. Ses articulations sont fines, mais on devine un corps musclé et entretenu soigneusement, quoique féminin, sous sa robe fourreau noire.
A mes côtés, un scout déclare :
- Elle a des heures de vol, mais elle est encore tankée, l'Ancienne... Un poil de chirurgie esthétique et elle est repartie comme en 1996...
Derrière la glace sans tain, je l'observe attentivement. Soudain, j'ai l'impression qu'elle me fixe à travers le miroir. A-t-elle senti ma présence ? Il faut dire que cela fait un bail que je la piste, cherche, courtise, piège... Je l'ai croisée très régulièrement depuis mon arrivée en Auvergne, sur différentes opérations. Je l'ai souvent doublée, mais, au final, elle a -presque- toujours emporté la mise... Derrière moi, Stéphane fait tourner des images :
- C'est bien elle. Regardez : on la reconnaît en 2008, jamais très loin du professeur Novès. Elle est également présente en 2001. En revanche, on n'a plus aucune image d'elle depuis presque trois ans.
- C'est vrai qu'elle a bien vieilli... dis-je, songeur... Qu'est-ce qu'elle fait là ? Et cette tenue ?
Jean-Marc entre. Il prend la conversation au vol :
- Elle est habillée pour un gala. Elle devait partir à Londres pour une opération demain. Le gala lui servait de couverture. A vrai dire, elle est un peu en froid avec ses collègues en ce moment. Elle a trouvé un prétexte pour ne pas partir avec l'équipe... et elle s'est présentée au Bureau, dans cette tenue, la nuit dernière. Depuis, on fait des recoupements... Je l'interromps :
- Un piège ? Un agent provocateur ?
- Un transfuge plutôt... On a bien étudié le dossier. Tout concorde. Elle a cessé pratiquement toute activité à Toulouse depuis deux ans. Elle est publiquement en désaccord avec la nouvelle ligne du parti. Elle désapprouve totalement la façon dont sont conduites les affaires par le Grand Maître Guy. Nos informateurs nous disent qu'elle a coupé tous les ponts avec le numéro 3. La dernière personne à qui elle accordait sa confiance était McAllister. Mais le torchon brûlait déjà fort depuis quelques mois...
- On dirait bien qu'elle est en train de passer à l'est.
Le président était entré à son tour et avait prononcé cette phrase avec un ton d'apparente satisfaction. Il semble encore plus fatigué qu'à l'habitude. Il avait été réveillé en pleine nuit dans son nid d'aigle des Alpilles et avait pris un jet privé en catastrophe.
- Elle est moins belle qu'Angelina, mais je l'accepte volontiers à Eygalières... Vern, qu'en penses-tu ?
Tous les regards se tournent vers moi. Je demeure silencieux un long moment. Cette pièce anonyme et froide me rappelle tant de souvenirs : c'est ici que j'ai fait mon plus gros coup après l'échec de l'opération McIntyre. Je me revois en train de cuisiner Brock. C'est ici que j'ai retourné mes deux meilleurs agents, alors exfiltrés d'une Berjallie en décomposition avancée...
- Nous allons bien voir...
Et j'ouvre la porte qui donne sur la salle d'interrogatoire.
Dans la lumière jaunâtre et tamisée qui efface les rides, fugitive, lâchée par les siens, fragile, elle est plus désirable que jamais. Dans sa robe de soirée, on dirait une vamp sortie tout droit d'un film noir. J'ai envie de lui dire "Philip Marlow" pour qu'elle me réponde "Vivian Sternwood" en me tendant lascivement sa main gantée... Je me dis que nous avons le même âge, celui de la maturité, et que nous avons tant de choses à accomplir ensemble. Une idée me traverse l'esprit : partons, maintenant, aux Antipodes. Là-bas, nous deviendrons invincibles ! Mais je me ravise, il est trop tôt, et il y a encore beaucoup à accomplir ici...
Je m'assois, nous sommes face à face.
En fait, c'est elle qui lance la conversation :
- Vern ! Quel plaisir ! Je suis venue pour vous, savez-vous ?
- Pour moi... Et pour l'équipe aussi...
- Certes... Vous avez beaucoup d'atouts et d'arguments -pensive- des choses que je ne retrouve plus à Toulouse... Que voulez-vous, une femme comme moi a besoin de changements, d'étonnement, d'incertitude, de mouvement, de classe, enfin. (Elle prend un public imaginaire à témoin.) L'efficacité seule ne m'intéresse pas. Je trouve cela tellement vulgaire...
Je coupe :
- Mais qu'est-ce qui me prouve la sincérité de votre démarche ?
Elle avance la tête et me regarde dans les yeux. Je me dis que je ne dois pas craquer :
- Ecoutez-moi bien Vern. Depuis la mort de William Webb, ce sport n'est plus le même. Comme vous, je suis de la vieille école : je ne fais pas cela uniquement (elle appuie sur ce mot) pour l'argent et le résultat. Je ne suis plus heureuse à Toulouse, et je suis fachée avec la moitié du staff et de l'équipe. Vous le savez, tout est écrit dans vos dossiers...
Elle soutient mon regard, avec un air de défi, puis se détourne.
- Et pourquoi nous ? Pourquoi pas Toulon ?
Elle rit, s'esclaffe presque...
- Allons ! Vern ! Vous me faites marcher ! Toulon... Et pourquoi pas le Racing, tant que vous y êtes ? Vous savez bien que notre métier se pratique dans l'élégance et la discrétion. Et pour tout vous dire, j'abhorre la brutalité de ces sudistes... Non, j'ai besoin qu'un Sivivatu me fasse danser, je veux que Wesley me donne le tournis, que Bonnaire me tienne dans ses mains douces mais fermes, que Brock me double-saute...
Elle commençait à s'échauffer. Le sud-ouest poussait sa corne... Je mettais fin à son monologue ambigu, en faisant glisser du doigt un dossier sur la table :
- Voici votre programme des semaines à venir : tout d'abord, un petit lifting et une cure thermale dans un établissement très privé de Royat. Ensuite, reprise de l'entraînement. J'espère que vous serez prête pour le printemps.
- Allons, Vern ! Je suis déjà prête. Je n'attendais que ça...
Je me levais pour prendre congé.
- Ah oui ! J'oubliais, votre nouvelle identité...
- Quel joli nom de code m'avez-vous trouvé ?
- Jeu à la Clermontoise.