vendredi 30 septembre 2011

La tristitude de Maître Guy

Vous le savez, Guy Novès, "Maître Guy" pour les admirateurs, est mon ami. Parfois, pour oublier que tout cela n'est que du rugby, que le noble jeu n'est plus un sport d'amateurs, qu'on est passé, en moins d'une vie, de Roger Couderc à Christian Jeanpierre, avec cette curieuse étape intermédiaire nommée Pierre Salviac, nous partons chasser, égorger quelques mouflons du massif Central ou quelques bouquetins des Pyrénées, accompagnés de nos fidèles limiers, Census et Gerhard.
Aussi, Guy a eu la gentillesse de m'inviter chez lui à l'occasion du match de samedi prochain (et oui, maintenant, on joue le samedi, et même le vendredi soir...).
Comment, me demanderez-vous, une telle proximité entre deux adversaires avant l'assaut ?
Nous nous connaissons tellement : il sait que je joue large-large après avoir concentré devant, que je défends glissé en reculant pour ne pas me consommer, le tout grâce à des joueurs d'aile mobiles et des joueurs de milieu de terrain perforants.
De mon côté, je sais qu'il joue avant et après contact, de préférence debout (c'est un occitan), et qu'il fonde son jeu sur la conquête, les fondamentaux et l'adresse balle en main.
Bref, on se la raconte pas. Il me parle de ses filles, du XV de France qu'il aurait bâti. Je lui parle de Brock et des All Blacks que je dirigerai peut être un jour.
Mais, cette semaine, j'ai trouvé Guy changé, pas plus triste et éploré que d'habitude, mais ailleurs, presque désintéressé...
Il s'est confié à moi et je vous livre les réflexions d'un homme à qui le rugby a trop donné :
- Tu sais Vern, je crois que j'en ai marre... Marre de faire le dindon à la télévision, de répéter chaque semaine, qu'on est cramé, que La Rochelle est l'équipe à battre, que le XV de France est géré comme un club de Fédérale, que le doublé est impossible, que tout le monde veut la peau de Toulouse et qu'on va tous mourir...
Et maître Guy de se lever, faire quelques pas embrassant un improbable horizon de son regard qui arracherait une larme à Shalk Burger, et de m'ouvrir la porte de sa pièce des trophées. En fait, il s'agirait plutôt d'un entrepôt à trophées. Des Brennus en veux-tu en voila, des coupes de d'Europe, des Du Manoir, des coupes de France, et même un trophée des champions. Et je passe sur les distinctions individuelles. Bref, la salle des trophées de Guy Novès, c'était une métaphore du monde contemporain, où les 10% les plus riches détiennent 60% des richesses.
Il me montra une caisse dans un coin :
- Tu vois, ça, c'est les récompenses 2011. Je sais plus quoi en faire. Et encore, il va falloir que je trouve de la place pour les trucs qu'on va me donner à la nuit du rugby...
On est retourné dans le salon. Il s'est versé un verre d'Armagnac dans une coupe en cristal gagnée quelque part. En fait, en regardant mon verre, j'ai réalisé que toute la vaisselle était constituée de trophées... Il a continué, d'une voix monocorde :
- Quand on a gagné en mai dernier, je me suis rendu compte que ça ne me faisait plus le même effet. Bon c'est sûr, j'ai eu ce petit plaisir malsain en voyant la tête de Fabien Galthié. Mais franchement, je suis gavé. Gagner, toujours gagner. Et même quand on perd, on gagne : regarde à Agen le week end dernier. Parfois, je me demande si je suis maudit...
Il a posé son verre sur la table basse (un bouclier de Brennus sur lequel il avait adapté des pieds en forme de poteaux de rugby) et il a repris :
- Alors c'est sûr, Poitrenaud ou Pelous font foirer le dispositif de temps en temps. Mais c'est toujours remis à plus tard. Parfois, j'en viens à envier Brive ou Bègles, les mecs qui jouent leur survie tous les week end et qui célèbrent comme un exploit le point du bonus défensif gagné à Mont de Marsan un soir de novembre dans la boue et l'indifférence générale...
J'ai cherché le réconfort dans la littérature... Je lisais déjà du Cioran avant chaque interview pour être dans le ton ; J'aime bien aussi Dickens, Hector Malot ou Zola. Ca m'inspire... Mais je crois que j'ai trouvé la réponse à mon mal dans Léon L'Africain, d'Amin Maalouf, qui fait dire à son remarquable personnage Astaghfirullah ("l'éternuement de Dieu") :
"Remercions Dieu de nous avoir donné en cadeau la mort, pour que la vie ait un sens ; la nuit, pour que le jour ait un sens ; le silence, pour que la parole ait un sens ; la maladie pour que la santé ait un sens ; la guerre pour que la paix ait un sens. Remercions-le de nous avoir donné la fatigue et les peines, pour que le repos et les joies aient un sens."
Il déclamait cela en tripotant nerveusement la quatrième étoile brodée sur son polo officiel.
Pour finir, il a ajouté :
- Tu vois Vern, pour profiter de la victoire, il faut perdre. Et ma malédiction, c'est que je ne sais plus perdre. Je veux dire : je n'y arrive plus ! J'en viens à me persuader que le Dieu du rugby a voulu me punir en me faisant gagner... J'ai tué le romantisme à Toulouse : le rugby, c'est devenu ce sport qui se joue à XV et où c'est toujours le Stade qui gagne à la fin... Tu sais pourquoi j'ai refusé le XV de France ? Parce que je ne voulais pas trahir cette extraordinaire épopée faite d'exploits incroyables et de gadins merveilleux, de perdants magnifiques et d'injustices insupportables, bref, je ne voulais pas transformer ce rêve héroïque en machine de guerre infernale et programmée pour gagner.
Alors, il s'est approché de moi. Une étrange flamme éclairait son regard et l'allumait d'une sombre folie, un peu comme un essai du bout du monde. Il s'est écrié :
- Vern, je t'en supplie, fais-moi perdre !

Il y eut un long silence.

Il a baissé les yeux. Et puis il a dit, dans un murmure d'infinie tristesse :
- Mais j'ai peur que même toi, Vern Cotter, le gourou arverne, le divin chauve, le bibendum céleste, le Vercingétorix des temps modernes, le sorcier de Bay of Plenty, le pneu increvable, celui qui a vaincu la malédiction des volcans d'Auvergne, tu n'y arrives pas...

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