dimanche 23 mars 2014

Il était temps que je rentre

Comme je m'étais octroyé deux semaines au pays du long nuage blanc, je décidais d'arriver un peu plus tôt au stade le jour de la reprise.
J'ouvre la porte de mon bureau (tiens, la serrure n'est pas verrouillée...), et je vois une paire de semelles qui me font face sur ma table de travail, avec, en arrière plan deux mains de trois-quarts centre qui tiennent le journal Le Monde.
Je croise les bras, j'écarte les jambes, et, bien campé dans l'ouverture, je racle ma gorge.
La brosse de Franck surgit au-dessus des cinq colonnes à la une. J'aperçois ses yeux pleins de surprise et de détresse, comme quand Isabelle Ithurburu lui demande au bord du terrain ce qui ne va pas à l'ASM. Les semelles, par un mouvement prompt, disparaissent sous le bureau et, dans une manœuvre précipitée et maladroite, Frank manque de tomber de mon fauteuil, se lève, plie le journal, sourit comme on s'excuse et me dit :
- Ah ! Tiens ! Salut Vern !
- Salut, Franck. Ça va ?
Un instant indécis, il se dirige vers la sortie, se glisse entre la porte et moi :
- Tu m'avais dit que j'étais le patron en ton absence...
- Je suis rentré maintenant.
- Hé ! Hé ! Pas mal ton interview dans Le Monde. La classe.
- Comme tout le monde, j'ai commencé par La Montagne.
Et je le laisse regagner son bureau.

Un peu plus tard, je fais un tour de stade, histoire de me remettre dans l'ambiance, apprécier ces moments de calme avant la tempête. Le meilleur moment, c'est lorsque je gravis les gradins pour gagner mon perchoir... Qu'est-ce que ?..
- Ah ! Tiens ! Salut Vern !
- Salut, Jean-Marc. Ça va ?
Il était assis, ses mains de troisième ligne croisées derrière la tête, les pieds sur le parapet.
- Tu es rentré ?
- Apparemment...
Cherchant à masquer sa surprise, il se mit à faire semblant de farfouiller autour de lui.
- Tu tombes bien. Justement - il fit une pause en s'accroupissant - je cherchais... Ah non, il n'est pas là non plus...
Me jetant un regard interrogateur :
- Tu ne les aurais pas vues par hasard ? Hum... Je cherche mes notes sur le match contre Albi... En 2008 ? C'est pour un dossier sur l'arbitrage... Hum... Non ? Bon, okay... J'y vais alors... Bonne journée...

Toujours plus tard, je rencontre Julien Bonnaire. Il est au téléphone. Je l'entends qui converse :
- Non, il ne m'a pas encore appelé, mais bon, il ne l'aurait pas dit sinon...
Il s'interrompt pour me saluer.
- Ah ! Tiens ! Bonjour Coach !
- Salut Jubon. Ça va ?
- Ça va... Chuchotant, la main sur le microphone - Je discute avec un journaliste de ma sélection.
- Ta sélection ?
- Oui... Enfin... Tu sais... Ce que Saint-André aurait dit... Si j'ai envie de rejouer... Tout ça...
- A 36 ans ?
- 35 !
Il reprend le téléphone.
Je me crois obligé d'ajouter :
- Bon... Tant que tu n'envisages pas de refaire ta vie avec une femme plus jeune ni de partir pour un tour du monde en kayak, parce que ça sent fort le démon de midi ton affaire...
Il me fait un signe d'amitié en hochant le tête. Visiblement, tout à sa conversation, il ne m'a pas entendu...

Encore un peu plus tard, je croise le président. Il semblait fébrile.
- Ah ! Tiens ! Bonjour Vern !
- Bonjour Président. Ça va ?
- Oui oui. Enfin non. Cette histoire de Toulon...
- Je comprends. La pression avant un match important...
- Non ce n'est pas ça... C'est le graffiti...
- Ah ! Ça ! Un crétin...
Le président parut soudain gêné. Il prit un air de conspirateur, lança des regards méfiants dans toutes les directions, se rapprocha de moi, et, à voix basse :
- En fait, le tag, c'est moi.
Il se redressa, avec l'air ravi du polisson fier de sa bonne blague, les yeux brillant par-dessus ses bonnes joues empourprées. Il reprit, tout excité :
- Oui. Je passais par là. Je vois le bus. Personne aux alentours. J'avoue : je n'ai pas pu m'en empêcher... Pourquoi ? Comme ça ! Dans le feu de l'action ! Diantre ! On n'est pas homme sinon ! Je dois tenir ça de l’ancêtre Wallerand qui avait la réputation d'être un sacré farceur chez la comtesse de Gerlande... Bon, ça n'a pas été évident. Je n'avais qu'un roller sur moi et ils ne font pas de marqueurs indélébiles chez Mont-Blanc... Mais, avouez : quelle incise ! Quelle faconde ! Quel soufflet ! Ah ! Le Boudjellal, il doit bien fulminer ! Il doit en être tout marri ! Surtout, ne le dites à personne ! C'est un secret ! Hi ! Hi ! Bon ! - il redevint sérieux - Ça a fait tout un pataquès, après... Il a fallu rédiger un communiqué, tout ça... Mais j'ai bien ri ! Hu ! Hu ! Bon, je vous laisse...
Et il s'éloigna en gloussant comme un collégien qui aurait fait une bonne blague à son prof de maths...

Enfin, le match. Après cette victoire heureuse, je croise Bernard Laporte pour la dernière fois dans les couloirs du Top 14.
- Ah ! Tiens ! Salut Vern !
- Salut Bernard. Ça Va ?
- Tu es rentré ? On dirait pas... J'ai failli me tromper de vestiaire à la mi-temps.

Effectivement, il était temps que je rentre...

jeudi 20 mars 2014

Ils ne changeront jamais...

On a tous besoin de changement.
Tenez, moi, par exemple, lassé des beautés solitaires des hauts plateaux auvergnats, je suis allé passer quelques jours dans les landes isolées de Nouvelle Zélande. Là-bas, j'y ai retrouvé quelques moutons. Le mouton est un animal paisible qui ne demande qu'à brouter et bêler. De temps en temps, on le tond. Il apprécie beaucoup le tintement de la clochette qui pend à son coup, et qui, croit-il, le distingue particulièrement de ses congénères. Il ne lui manque que la parole.
Le mouton aussi, a besoin de changement. Il faut le mener de pâture en pâture, car, même pour les ovins, l'herbe est toujours plus verte ailleurs, au contraire de la chèvre qui, elle, broute là où elle est attachée.
C'est la raison pour laquelle le mouton aime tant, au beau milieu de l'hiver, le tournoi des 6 Nations : il peut fouler à grandes enjambées les grasses herbes iliennes ou le gazon palatin qui pousse entre les ruines de Rome, ce qui le change de la pelade des prairies du Haut Bugey ou des marécages du Pays Basque.
Cependant, il faut préciser, petite digression le temps d'un cappuccino touillé à la cuillère de bois, car il est toujours plus tôt que onze heures du matin quelque part dans le monde, que le rugby péninsulaire est déjà ruiné, décadent avant même d'avoir été, si bien qu'il ne pourra jamais, avant de trépasser définitivement, s'exclamer avec un regret sincère : "Qualis artifex pereo..." comme l'avait fait un Italien antique, grand amateur de sports, matricide et pyromane (il avait donc tout du parfait deuxième ligne, mais, pour le malheur du monde romain, le rugby n'avait pas été inventé à l'époque. Il se fit donc artiste, nous disent avec une perversité satisfaite Tacite, Suétone et Fernand Nathan). Depuis cette époque, nous révèlent doctement Herrero, Villepreux et Couderc, les grandes nations de ce sport ont toujours été des îles ou des finistères. Ce qui est, reconnaissons-le, le drame de la France, qui est à la fois péninsule et finistère, et qui, par-dessus tout, voudrait être artiste et artisan maçon en même temps. Ce qui est, également, paradoxal : un maçon peut être un artiste de la truelle mais, comme le soutient la sagesse populaire, un artiste n'a jamais fait un bon maçon (fin de l'oraison funèbre du rugby transalpin).
Le XV cisalpin a, lui aussi, besoin de changement.
Changement de vitesse, changement de dynamique, changement de karma, changement à Châtelet en direction du grand stade, bref, changement de paradigme pour employer un terme à la mode. Je ne parle pas des changements de tactique, de charnière, de joueurs et de sélectionneurs, pour changer.
Car il faudrait que le XV de France change, mais pour ne plus changer, une bonne fois pour toutes. C'est un paradoxe. C'est très français. Vous êtes ainsi. Vous coupez la tête de votre roi. Vous vous rendez compte de votre bêtise et appelez de vos vœux l'homme providentiel. La providence vous exauce à tel point que vous ne passerez plus votre temps qu'à le chercher. Vous cooptez un empereur, tour à tour caporal, général, pilleur de tombes, ami des lettres, directeur, consul, ennemi de l'humanité, législateur en bicorne, qui manque de tomber dans le ruisseau en ramassant la couronne, balbutie et trébuche une journée de Brumaire. Je passe les péripéties qui l'enverront, in fine, méditer à Sainte Hélène sur la vanité de la destinée humaine sous la garde sourcilleuse d'un arbitre vidéo anglais respectant à la lettre les règlements de l'IRB, quitte à ignorer les en-avants les plus grossiers, un certain de Las Cases doit à ce triste épilogue une postérité inégalée : c'était le premier producteur de "litté-réalité". Bref, il échoue, à plusieurs reprises, en finale. Lassés de ces caprices aventuristes et infantiles, vous restaurez la royauté, hésitez sur la république, faiblissez pour un second empire, rappelez la gueuse en catastrophe, la bradez un soir de déprime, oubliez tout lorsqu'elle revient, avant d'installer enfin une monarchie élective, intronisant une série de despotes de moins en moins bien éclairés et de plus en plus velléitaires, vivant dans un palais et ne rendant de compte à personne : deux cents ans pour revenir au point de départ... C'est, en langage astronomique, ce qu'on appelle une révolution. De là à dire que Marcoussis est le Versailles de la FFR...
Pour que rien ne change, il faut tout changer, disait Tancrède Salina, un autre italien cynique. Les Français font honneur à cette maxime, en politique comme en rugby, ce qui est la même chose, quoique vous pratiquiez le rugby avec plus de sérieux, c'est dire...
Changeons donc ! Après tout, la stabilité n'est qu'un accident du hasard. Pourquoi ne pas faire confiance à l'aléa ? C'est ainsi que la science et la connaissance du monde progressèrent : Colomb découvrit l'Amérique en recherchant le Japon, Fleming la pénicilline en étant négligent et les sœurs Tatin leur tarte par accident. On peut donc raisonnablement espérer, avant extinction de la race ovine, que la chance conduira le XV de France à la consécration, avec beaucoup plus d'élégance et de romantisme - et pas moins d'incertitude - qu'un drop botté par un psychopathe de l'entraînement à la dernière minute d'une finale sans essai. Il est fort possible que ce cheminement tordu se fasse d'Austerlitz en Berezina, de Waterloo en Arcole, qu'il provoque autant de crises de nerfs que d'emballements inconséquents. Mais, il ne faut pas désespérer de la nature : on peut toujours compter sur une bonne dysenterie chez l'adversaire pour transformer un  soir de défaite en bataille de Valmy.
Vous avez tant fait pour la légende de ce sport que vous insulteriez vos mânes à vouloir gagner avec pragmatisme et réalisme. Ces deux gros mots sont des camouflets lancés à la face de Jauréguiberry et des frères Boniface. Vos joueurs l'ont bien compris et Marcel Ruffo vous expliquera mieux que moi que la vomissure de rugby pratiquée pendant le dernier tournoi n'est que le refoulement inconscient de ce jeu programmé et contre-nature que le trio d'entraîneurs nationaux a voulu imposer à vingt-trois Werther plus ou moins jeunes et plus ou moins dépressifs.

J'apprends sur ces entrefaites que le retour de Julien Bonnaire en bleu est évoqué. Ça nous changera.