dimanche 16 décembre 2012

Godspeed, ASM !

Centre Spatial de Sohae - Corée du Nord - Décembre 2012

L’Everest de la Pensée s'installe devant le poste de contrôle. Autour de lui, les généraux, uniformes gris et bérets sur la tête, attendent au garde à vous. L'un deux s'approche de la Super Nova de la Prospérité en lui tendant respectueusement une clé sur un coussin rouge.
- Monsieur le Grand et Puissant Maréchal, voici la clé de lancement.
Le Pinacle de l'Intelligence s'empare de la clé et la glisse dans une serrure verticale enfichée dans le tableau de bord. Compte à rebours. Cinq - Quatre - Trois - Deux - Un - Zero - Ignition.
Le Yang Tse Kiang de la Sagacité tourne la clé. Sur les écrans de contrôles, les turbo-réacteurs se mettent en route dans un fracas et une fumée effrayants. La fusée blanche s'élève lentement puis accélère. Bientôt, le missile est haut dans le ciel de l’Éternelle et Indépassable Corée.
Le Grand Maréchal esquisse un sourire. Autour de lui, les généraux, soulagés, perdent un peu de leur raideur.
Soudain, sur l'écran, un nouveau point apparaît. Murmures d’incompréhension chez les généraux. Conciliabules. L'Albatros de la Conquête Spatiale se retourne vers son chef d'état major, interrogateur :
- Je ne comprends pas, Ô Grand Maréchal ! Les Américains peut être ?
Un général intervient :
- La défense aérienne m'indique que l'OVNI aurait décollé depuis l'Auvergne.
Le Grand Maréchal s'étonne :
- L'Auvergne ? C'est où ça ?
Sur l'écran de contrôle, gros plan sur une autre fusée, qui, à vitesse faramineuse, dépasse la fusée nord-coréenne. Devant le tableau de bord, l'assistance, médusée et silencieuse, assiste impuissante au spectacle. La fusée est à carreaux jaunes et bleus. Sur son fuselage, on peut lire : "ASM Clermont Auvergne".

Librement traduit du Coréen.

lundi 10 décembre 2012

The JuBon Facts


Lorsque Julien Bonnaire rate un match, c'est qu'il n'est pas sur la feuille de match.
Dans le dictionnaire, la définition de "régularité dans l'excellence" est : "Julien Bonnaire".
Si Julien Bonnaire porte un casque, c'est parce qu'il ne veut pas avoir la tête qui enfle.
Si Julien Bonnaire n'a plus de cheveux, c'est parce que sinon, il serait trop "beau gosse".
Julien Bonnaire est infatigable, sauf pour parler de lui.
Julien Bonnaire sait tout faire, sauf sa propre publicité.
Julien Bonnaire est simple, modeste, serein et lucide : Julien Bonnaire, c'est la Berjallie qui a rencontré l'Auvergne.
Lorsque Julien Bonnaire saute en touche, les avions en approche à Aulnat lui demandent l'autorisation d'atterrir.
Un jour, Julien Bonnaire a manqué un plaquage : c'était contre le Tonga et c'était pour déconner.
On ne dit pas : Il pleut à Clermont. On dit : Julien Bonnaire marche sur l'eau.
Julien Bonnaire ne joue pas bien : il fait bien jouer son équipe.
Julien Bonnaire n'est pas agressif : Julien Bonnaire protège ses coéquipiers.
Julien Bonnaire est capable de pourrir les rucks aussi bien que Richie McCaw. Mais on n'en fait pas tout un plat...
Julien Bonnaire n'approuve pas les JuBon Facts : Julien Bonnaire les mérite.
Julien Bonnaire est le meilleur joueur du monde. Mais il est trop humble pour qu'on le sache.

The JuBon Facts

mercredi 5 décembre 2012

Le Leinster ? J'y pense jamais...

Comme chaque matin, je me réveille tôt. Lorsque je me lève, l'ouvrage Kings, the kingship of Leinster, and the regnal poems of "laidshenchas Laigen": a reflection of dynastic politics in Leinster glisse sur le sol dans un bruit sourd. Je m'étais encore endormi dessus hier soir... Demain, je commencerai Gens de Dublin...
Après avoir recompté, sur mon calendrier, le nombre de jours qui me séparent du 9 décembre, je descends dans le garage où je casse quelques harpes, en écoutant Sunday Bloody Sunday de U2...
Un peu plus tard, j'arrive au club. Je lance des fléchettes sur la carte de l'Irlande punaisée sur ma porte, en prenant soin de bien viser la région de Dublin. On frappe à la porte. Je range précipitamment mes fléchettes :
- Un colis pour vous, M. Cotter !
Je congédie le livreur, verrouille la porte de mon bureau, j'ouvre le paquet et je déplie le maillot du Leinster que j'avais commandé. Je l'enfile, me regardant dans une glace, puis je l'enlève et je le déchire rageusement en petits morceaux que je fais ensuite brûler consciencieusement.
On frappe à la porte. J'ouvre toutes les fenêtres chassant la fumée à grands gestes. C'est Stéphane qui m'amène l'intégrale en DVD des matches du Leinster des dix dernières années.
Je commence le visionnage. De temps en temps, je fais une pause et me détends en lisant le rapport du FMI sur la situation économique de l'Irlande.
Ou alors, je sors de mon coffre-fort un volumineux dossier estampillé Secret-ASM Eyes Only. Je feuillette attentivement les mémo rédigés par les détectives privés du club sur Joe Schmidt, Leo Cullen ou Brian O'Driscoll, puis je replace le dossier dans le coffre, à côté de mon vrai-faux passeport irlandais, mon postiche roux et mes tâches de rousseur factices.
Plus tard, je me connecte sur le site officiel du Leinster, avant que Mon Homme à Dublin ne m'adresse son rapport quotidien.
* * *
Arrive l'heure de la conférence de presse. Un journaliste :
- Vern, dans quel état d'esprit êtes-vous avant la réception du Leinster ?
- Le Leinster ? J'y pense jamais !

vendredi 30 novembre 2012

Le Rugby, c'est fou !

Apprenez donc, messieurs les miroirs, à ne pas vous traiter de fous parce que vous ne recevez pas le même reflet des choses.
Anatole France

En tant que rédacteur schizophrène du Blog de Vern, je suis habilité en tant que consultant des services psychiatriques du CNR (Centre des Nerveux du Rugby) de Marcoussis. Les rugbymen et leurs entourages étant de plus en plus soumis à une forte pression psychologique, la FFR a décidé de mettre en place une cellule spécialisée dans le suivi des pathologies mentales liées à une pratique excessive du Noble Jeu et ses conséquences collatérales.
Il y a quelques jours, j'étais invité à un séminaire au cours duquel le Professeur Maso, le réputé psychiatre éponyme, nous a fait visiter ses installations, et, surtout, présenté ses plus grands malades. Le premier patient était séparé de nous par une vitre blindée : à la vue des visiteurs, il se précipita contre la cloison transparente et la percuta violemment avec un bruit effrayant qui nous fit sursauter. Furieux d'avoir rencontré un obstacle inattendu, la bête entrepris de briser la glace à coups d'épaule, faisant trembler l'ensemble, ce qui ne manqua pas d'entraîner un mouvement de recul de notre part.
- Ne vous inquiétez pas, intervint le professeur Maso. La paroi est réputée à l'épreuve des tampons les plus dévastateurs. Elle a été conçue et testée aux îles Samoa.
- Ils disaient aussi ça pour King Kong, persifla un confrère, non loin de moi.
Le professeur reprit :
- Vous avez devant vous un cas exemplaire de seconde ligne atteint de psychopathie rugbystique, autrement appelé dans notre jargon "syndrome Le Cormore". Les symptômes sont évidents à reconnaître : incapacité à maîtriser ses pulsions violentes, inefficacité des punitions et réprimandes à son encontre, absence de honte ou d'angoisse, impossibilité de modification du comportement à long terme... Parfois, cependant, la rémission est envisageable. Malgré quelques rechutes, M. Cotter obtient des résultats encourageants à Clermont avec ses sujets atteints...
Murmures d'approbation autour de moi. La visite reprit, alors que la "bête", le visage haletant collé contre la vitre, nous regardait de ses yeux fous et exorbités, tel Jack Nicholson dans Shining...
Le professeur Maso nous présenta ensuite son deuxième patient :
- Voici un cas très intéressant. Je l'ai appelé "Jacky". Jacky est un ancien président de club amateur de la région parisienne, directeur d'agence immobilière. Il est atteint de troubles de l'identité et, en particulier, de délires mimétiques. Sa jalousie envers un club voisin et concurrent a atteint un degré tel qu'elle l'a plongé dans la folie. Le sentiment de haine-fascination éprouvé par le malade est typique d'une relation maître-disciple où le modèle devient le rival et vice-versa. Naturellement, la rivalité a été savamment entretenue par les deux parties, la plupart du temps au moyen des expédients et des provocations les plus vils, dans le genre des concours de crachats que les enfants peuvent pratiquer dans la cour des écoles... C'est dire la détresse psychologique du sujet...
Hochements de tête à l'observation de "Jacky". Le pauvre homme, prostré dans un coin de sa chambre, sans égard pour son public improvisé et la tête levée vers le soupirail de sa cellule, qui laissait passer un étroit filet de lumière, lançait compulsivement des incantations pathétiques :
- C'est mon stade le plus mieux ! C'est moi que les gens préfèrent ! Rends moi mes joueurs !
Nous poursuivimes la visite, emplis de pitié.
- Voici un autre cas passionnant : je l'ai nommé "complexe du pardessus". Il s'agit d'un trouble autistique avancé et très complexe à détecter. Le sujet est réticent à toute forme de nouveauté et de changement. La contradiction provoque chez lui un stress aigu qu'il ne parvient à juguler qu'en participant, vêtu d'un imperméable, à des buffets et des banquets organisés par la FFR. La vision d'un calendrier provoque en particulier chez lui un traumatisme violent, capable de le paralyser durablement. Naturellement, il touche préférentiellement les cadres fédéraux.
Nous avions devant nous un homme d'âge mûr, d'apparence normale, assis derrière un bureau luxueux dans un fauteuil de direction. Soudain, il leva le poing vers nous et cria :
- Je suis ici pour et par l'intérêt supérieur du rugby, et je n'en sortirai que par la force des petits-fours !
- Étonnant, non ? reprit le professeur Maso.
Puis, celui-ci nous conduisit vers une grande pièce dans laquelle déambulaient des patients en pyjamas blancs, dont la majorité dégoisait à tue-tête, sans égard pour ses congénères.
Le professeur Maso se planta au milieu de ce trafic étrange et haussa la voix pour couvrir le brouhaha :
- Voici l'endroit que j'appelle le "Landerneau". C'est la section spécialisée dans les journalistes. Hystérie, mythomanie, affabulations, hallucinations, perte de mémoire, délires... Tout y est, tout y passe !
Une personne fit remarquer :
- C'est curieux, il y a très peu de femmes chez vos patients.
- C'est exact, répondit aussitôt le professeur. Les raisons sont simples à comprendre : d'une part, c'est un milieu d'hommes, d'autre part, les femmes y sont la plupart de temps reléguées dans des fonctions subalternes. Ceci est particulièrement vrai chez les journalistes, où les individus du sexe féminin jouent un rôle de potiche décorative. Cela, ajouté au mépris dont elles font couramment l'objet, a toutefois pour bénéfice de les protéger de toute névrose ou de toute hybris... Une sorte de vaccination en quelque sorte...
Nous continuâmes, de plus en plus pensifs.
- Et maintenant, une sorte très particulière de malade : le novesis toloserius. Difficulté à contrôler ses angoisses, exagération des problèmes du quotidien, pessimisme, peur des doublons, hypervigilance constante, tension nerveuse et musculaire... Ce patient est également atteint d'un TOC : il ne peut s'empêcher de lever la main et d'en montrer trois doigts.
Effectivement, l'homme que nous observions, le visage tendu et marqué de rides, semblant dans un état d'anxiété permanente, nous présentait mécaniquement son pouce, son index et son majeur en sifflant stridemment entre ses lèvres.
- En addition, le patient présente des troubles maniaco-dépressifs qui peuvent conduire à l'anhédonie : tout devient triste, vide, monotone...
La visite se poursuivit et nous permit de découvrir une gamme de cas très variée :
Syndromes post-traumatiques chez les anciens joueurs de l'ASM ayant joué des finales, syndrome de la Tourette chez Pierre Salviac, addictions aux réseaux sociaux, troubles de l'adaptation, aussi appelés "complexe du Baby" pour des joueurs talentueux n'ayant jamais percé, syndrome logorrhéique chez Marcel Ruffo, etc.
Nous terminâmes par le clou de la "collection" du professeur Maso :
- Voici mon patient le plus fascinant, et, par certains côtés, le plus inquiétant : je l'ai appelé "Mourad". Il présente toute une gamme de troubles, psychoses, phobies, manies, etc... N'ayant trouvé aucune définition valable dans aucun dictionnaire de psychiatrie ni aucun manuel d'exorcisme, je l'ai appelé "syndrome post-sodomie arbitrale". Il s'agit d'un cocktail détonnant de paranoïa, de mégalomanie, de besoin d'attention poussé à l’extrême, de bouffées délirantes aiguës, de théâtralisme, d'exagération du pathos, d'hyperactivité, bref, d'histrionisme extrême, et j'en passe...
La visite était terminée, et tous, nous étions frappés par la diversité et le nombre des phénomènes observés.
- Vraiment, je ne pensais pas que le rugby pouvait faire autant de mal, me confia un psychanalyste. 
Nous nous retrouvâmes, pour finir, autour d'une bonne bière : c'est l'un des avantages de la psychiatrie adaptée au rugby, il existe aussi une troisième mi-temps.
Le professeur Maso vint à ma rencontre :
- Alors, Vern, cette schizophrénie ?
- Tout ça c'est du passé, professeur. La thérapie a été un succès : depuis, nous allons beaucoup mieux et nous nous entendons très bien. Je me pose toutefois encore une question après cette édifiante visite : pourquoi n'y a-t-il aucun supporter ?
- Excellente remarque ! Effectivement, le supporter de rugby peut être con, violent, débile, affligeant, intempérant, excité... il ne tombe jamais dans la folie. J'ai une théorie là-dessus : c'est parce qu'il transfère toutes ses émotions et ses troubles sur ceux que nous avons rencontrés aujourd'hui, et, de fait, il échappe à la contamination...
- Intéressante théorie... En tout cas, je retiendrai une chose de cette journée : ce qui différencie un fou d'une personne réputée saine, c'est le degré de folie qu'ils ont respectivement atteint...

dimanche 18 novembre 2012

Le Songe de Vern

Cette nuit, j'ai fait un rêve. Les Mânes du rugby me sont apparues en songe. Enfin, les Mânes... Quelques esprits forts ou frappeurs, quelques âmes bénévolentes, quelques fantômes tourmentés et quelques personnages bien vivants aussi.
En premier, William Webb Ellis est venu à moi, dans une grande lumière blanche. Il m'a dit, hiératique :
- Vern, je t'ai choisi pour que la vérité te soit révélée. C'est une tâche inhumaine qui t'incombera mais il te faudra l'accomplir. Sans relâche.
Ébloui, je distinguais son imposante silhouette immobile : il tenait un ballon à son côté.
- Il est temps de te réveiller, Vern ! Après l'aveuglement viendra la clairvoyance.
Là-dessus, il m'adressa une puissante passe vissée, que je dus m'employer à intercepter, avant de disparaître dans un grand rire effrayant.
Puis, comme emporté par une invincible force, j'ai voyagé vertigineusement parmi les monades ovales, jusqu'à l'apogée de ce Grand Stade, où je fus accueilli par Albert Ferrasse et Roger Couderc, qui m'attendaient, non loin de Mercure, entre les constellations d'Hercule et de Persée.
- Nous allons t'initier à la mécanique cosmique du Rugby, me signifia Albert Ferrasse. Viens, suis nous !
Et nous partîmes à la vitesse d'un coup de pied de François Steyn en direction des Enfers de l'Ovalie. Là-bas, un cerbère tricéphale nous interdit l'entrée. La première tête, celle de George Nepia, montra les dents, la deuxième, celle de Dave Gallaher, aboya agressivement, tandis que la troisième, celle de Gwyn Nicholls s'adressa à nous en ces termes :
- Pas de pesage au Enfers : qui entre, paie son billet !
Albert Ferrasse sortit de sa poche une montre en or, la jeta au Cerbère et dit :
- Je l'avais depuis 1995. Je n'en avais plus l'utilité...
Le chien s'écarta en jappant et nous entrâmes, dans des vapeurs de soufre, des odeurs de vestiaires et de Gigot Haricot. Roger Couderc murmura à mon endroit :
- Regarde bien, petit.
Et je vis.
Je vis une assemblée de joueurs de rugby, en camisole de force, forcés à écouter de la musique de relaxation en regardant l'intégrale des épisodes des Teletubbies. Leurs visages étaient marqués d'une souffrance indicible. Parmi eux, je reconnus Jamie, Le Barde, Grégory Le Corvec, Julien Caminati et Vincent Moscato. Une voix immanente leur répétait :
- Tu ne frapperas point ! Tu ne frapperas point !
Nous fumes ensuite entraînés vers le Maître et la Maîtresse de ces sombres endroits. Hadès, sur son trône de papier et de gaz, avait la tête de Jacques Verdier et semblait régner, impavide, détaché de toute contingence. Ses cheveux tournaient à tous les vents. A ses côtés, une femme étrange aux allures de prostituée arborait une robe rapiécée d'une multitude de guenilles informes et de toutes les couleurs. Proserpine était vêtue de bouts de tuniques de tous les clubs du monde. Tantôt elle invectivait son compagnon incestueux, tantôt elle le contemplait avec fascination.
A leur côté, le visage de Pierre Salviac surmonté d'une chevelure de serpents venimeux lançait des malédictions. Roger Couderc me dit :
- Ne regarde pas la Méduse, Vern, tu serais à ton tour transformé en statue de pierre.
Jacques Verdier-Hadès me regarda dans les yeux et lança d'une voix d'outre-tombe :
- Crains le Châtiment, Vern ! Regarde ce qui arrive à ceux qui ne rentrent pas dans le cadre, à ceux qui n'ont rien à vendre, à ceux que la caméra n'aime pas ! Et il désigna d'une main molle Benoit Baby, Sione Lauaki, Romain Teulet et tous les autres damnés qui erraient dans les Enfers de l'Ovalie. Le rugby sera médiatique, lisse, bankable et télégénique... ou ne sera pas !
Et Jacques Verdier partit d'un grand rire effrayant.
Instantanément, nous nous transportâmes dans une fumée blanche vers un autre lieu, a priori plus hospitalier. Quoique...
Rue de Liège, au siège de la Ligue Nationale de Rugby. J'assistais à une réunion au-dessus d'un bureau ovale. Je ne parvenais pas à discerner les visages. Seule la discussion remontait à mes oreilles.
Un homme, debout, en costume strict, armé d'un petit laser rouge qu'il promenait sur un écran, faisait défiler des vues powerpoint remplies de diagrammes, de courbes, de chiffres, de pourcentages... Je n'y comprenais rien. Tous les autres écoutaient religieusement, tous acquiesçaient, sauf un, qui, d'une voix douce et enfantine, posait des questions.
Lorsque l'homme en costume strict parlait de "développement du rugby" et de "gains de parts de marché", l'homme à la voix douce et enfantine demandait :
- Mais pourquoi voulez-vous que le rugby se développe ? Moi, il me va très bien ce jeu. Si d'autres veulent y jouer, tant mieux ! Mais pourquoi ce prosélytisme ?
L'homme au costume strict répondait :
- Quelle étrange question ! Parce que !
- Parce que... quoi ?
- Parce qu'il faut se développer ! C'est dans l'ordre des choses ! Il faut qu'il y ait plus de pratiquants, plus de spectateurs, plus de clubs, plus de sponsors, plus de partenaires, plus de consommateurs.
- Mais pourquoi ?
- Quelle naïveté ! Pour consolider le professionnalisme, pour qu'il y ait plus de joueurs, plus de matches, plus de spectacle, plus de revenus, plus de droits télé et plus de retombées publicitaires !
- Mais il y a déjà suffisamment de spectacle, il y a déjà suffisamment de matches ! Il y en a même trop !
- Béotien ! Vous n'y comprenez rien ! Il faut créer une économie, il faut des loges dans les stades, il faut des publicités avant, pendant et après le match, autour, en-dehors, et sur le terrain, dans les vestiaires, dans les chiottes et à la buvette des stades ! Il faut que Comtesse du Barry et Madrange soient tatoués sur les fesses de Chabal, il faut que le portrait de Jonny Wilkinson soit affiché dans toutes les écoles et dans tous les supermarchés. Développons nous ! Développons nous !
Tout autour de la table, les hommes ânonnaient une leçon trop bien apprise :
- Développons nous ! Développons nous !
L'homme à la voix douce et enfantine n'en démordait pourtant pas :
- Mais pourquoi ? "Plus" égale-t-il "mieux" ? Ne vibre-t-on pas assez pendant les matches ? Les stades sont-ils trop petits pour rassembler tous les amateurs ? Après les Footix, voulez-vous des Rugbyx, qui réclameront un penalty pour un en avant dans les 22 mètres ?
L'homme au costume strict se rembrunit :
- L'intérêt supérieur du Rugby est national, mercantile et productiviste ! Il faut jouer tous les jours de la semaine, à Pâques, à Noël, pour les fêtes de Pessah, pour l'Aïd et pour la fête des Mères. Il faut jouer le lundi, le mardi, le mercredi, le jeudi, le vendredi, le samedi, et même le dimanche ! Il faut jouer le matin, le midi et le soir, il faut jouer les nuits de pleine lune et pendant les éclipses ! Il faut plus de chocs, plus de super loupes, plus de ralentis, plus de caméras, plus d'interviews et plus de commentaires !
L'homme à la voix douce et enfantine poursuivit :
- Mais à quoi bon tout ce cirque, tous ces scoops, toutes ces nouvelles inutiles, toutes ces analyses à l'emporte pièce, tous ces fantasmes autour des transferts ? Et pourra-t-on faire mieux que Hernandez, Carter et Giteau ? Pourra-t-on pousser plus fort que Mas, Hayman et Mealamu ? Pourra-t-on courir plus vite que Ngwenya, Habannah et Nalaga ? Pourra-t-on plaquer plus que Pocock, McCaw et Dusautoir ? Et à quoi bon ? Que vous manque-t-il ?
Tous, d'une voix unanime, lancèrent alors :
- Nous voulons plus ! Nous voulons plus ! Nous voulons plus !
La voix de l'homme à la voix douce et enfantine, qui disait :
- Mais pourquoi faire ? Mais pourquoi faire ?
se perdit bientôt et fut couverte par le chœur viril des autres hommes.
Alors, je m'envolais de nouveau vers les hauteurs célestes où m'attendaient toujours Albert Ferrasse et Roger Couderc. Il me toisèrent avec un sourire narquois. Et, soudain, la voix de William Webb Ellis tonna dans l'immensité galactique :
- Voici la vérité, Vern ! Telle qu'elle doit être révélée ! Vous l'avez voulu, vous l'aurez !
Je levai la tête et demandai :
- Quoi ? Qu'avons-nous voulu ?
En vain.
Je fus alors projeté en arrière à une vitesse démesurée et je tombai éperdument. Autour de moi, une tornade d'images et de sons tourbillonnait : des joueurs répondant des banalités à des journalistes, des spécialistes polémiquant sur l'arbitrage, des supporters insultant l'autre équipe, des brutalités disséquées au ralenti, des actions grotesques, des en-avant de cinq mètres, des mêlées relevées, des bagarres générales, des plongeons dans l'en-but, des déblayages dans des rucks, des relances des 22, des pénalités de 50 mètres, tout un kaléidoscope rugbystique...
Ma chute semblait sans fin, sans fond, sans but.
Et je me suis réveillé.

vendredi 16 novembre 2012

Le Grand Con Bas du XV de France

Ou : Le Rugby, c'est mieux après.
Ou : Pour en finir une bonne fois pour toute avec Lalanne, Tillinac et Lacouture.
Un article digne du MIDOL, voire de Rugbyrama...

Imaginez... Imaginez la coupe du monde 2011, la grande épopée du XV de France, mais sans la télévision, sans Internet, sans Facebook, sans Twitter, sans la horde de journalistes traquant les moindres faits et gestes de nos rugbymen, sans l’œil obscène et inquisiteur des media, sans le buzz, le scoop et l'intoxication du public à l'évènement et à l'inanité, sans la manie des fausses analyses et des vrais marronniers, bref, imaginez la Rugby World Cup 2011 New Zealand dans les conditions médiatiques et techniques de 1958, année de la grande tournée des Bleus en Afrique du Sud... Imaginez cette coupe du monde racontée a posteriori par le pigiste Pierre Jeanchristian et ses yeux d'enfant-fan-de-rugby. C'est l'uchronie dans laquelle je vous propose de plonger en vous révélant quelques bonnes feuilles de cet ouvrage impossible qui rétablit la vérité légendaire de ce qu'il s'est réellement passé là-bas...

Quatrième de couverture :
En 2011, la France sarkozyste est en crise : crise économique, crise de confiance, crise de valeurs. Pendant que des séismes terribles et inattendus font trembler le Maghreb, la finance, les candidats à la présidentielle, le Japon ou la Grèce, la France pleure ses footballers perdus et cherche ses nouveaux braves. Le XV de France, héroïque finaliste d'une finale mondiale arrangée, sera ce phénix rené de ses cendres. Sarkozy avait Henri Guaino, ce XV de France aura Pierre Jeanchristian, le talentueux auteur de la "Petite Épopée du XV de France". Pendant qu'une partie de la société française s'émouvait dans les salles obscures des aventures picaresques et rédemptrices d'un handicapé et d'une "caille-ra", une autre se délectera des légendes bâties sur les exploits d'une équipe de "sales gosses"...

Extrait n°1 : La genèse d'un exploit
Le Chambon-sur-Lignon, J-90. Entre une séance vidéo et une révision du cahier de jeu, les joueurs mettent un nez à la fenêtre de l'hotel, se prêtant de bonne grâce aux questions des journalistes et aux demandes de dédicaces des nombreux supporters, venus des quatre coins de l'Ovalie heureuse, qui les guettent dans le hall d'entrée. Les accents chantant du sud ouest sont au rendez-vous, mais aussi des inflexions de voix plus nordiques, voire même, féminines, qui prouvent que le rugby n'est plus seulement un sport de terroir. A l'extérieur, des enfants, épanouis et rieurs, courent sur les pelouses et miment les actions de leurs idoles. Les joueurs sont abordables, détendus, souriant : normaux. Ils ont l'élégance des sportifs de haut niveau, ces gentlemen du dépassement de soi. Ils arborent le short coton-polyester de l'équipementier officiel avec l'élégance et la décontraction de l'homme du monde, habitué à voyager et à se confronter aux autres. Thierry Dusautoir, le capitaine exemplaire, en chaussettes montantes blanches dans ses claquettes bleu marine, est le représentant le plus emblématique de cette classe de joueurs du XXIème siècle pour qui, d'après le célèbre mot de Buffon, "le style, c'est l'homme".

Extrait n°2 : La déchirure
"Bon Dieu que c'est triste Roissy, le dimanche", aurait pu dire le Poète... Ce départ aurait du être gai. Il sera endeuillé de l'absence de ceux qui restent. En pleurs, Thomas Domingo déploie une émouvante banderole qu'il tient à bouts de bras au-dessus des comptoirs de sécurité. "Pliez-les pour moi !", est-il inscrit en rouge sang sur le drap. Intransigeants, les vigiles n'auront pas permis que Doming', exemplaire de courage et de ténacité, accompagne ses camarades jusqu'au tarmac. Il n'est pas le seul à avoir suivi la préparation et à voir la porte de l'avion se refermer devant lui. "C'est la vie, c'est le sport", l'entendra-t-on dire plus tard... Avant de quitter le centre d'entraînement, les joueurs, partant ou non, s'étaient réunis et avaient mêlé leur sang en gage de solidarité. Et surtout, ils avaient décidé, plus solidaires et altruistes que jamais, fidèles aux Valeurs de ce jeu, de partager les primes réservées aux Mondialistes entre tous les joueurs qui avaient effectué la préparation. L'un d'entre eux avait même suggéré que tous les sélectionnés appelés par Marc Lièvremont pendant son mandat soient concernés, mais le montant modique de la prime (comparé à celui indument perçu par les footballeurs...) conjugué au nombre de personnes concernées rendaient la récompense attribuée à chacun par trop symbolique. Mais l'essentiel était dans le principe : comme un symbole, une promesse d'aller au bout, envers et contre tout. Le serment de Marcoussis allait guider les pas de nos héros pendant les cinq semaines du mondial.

Extrait n°3 : A la découverte des Antipodes
Les Néo-Zélandais forment un peuple fier. Comme ils sont peu nombreux, ils n'ont que le rugby pour briller et montrer l'étendue de leur force. Les enfants néo-zélandais naissent, pour ainsi dire, avec un ballon ovale dans les mains. Le rugby est omniprésent dans la société locale. C'est ce qui les rapproche des habitants de Sainte-Foy-de-Peyrolières. De fait, les joueurs du XV de France se sentent rapidement à l'aise dans cette vie provinciale et sans trépidation que le Pays du Long Nuage Blanc leur propose d'adopter pendant cinq semaines. Les échanges avec la population sont cordiaux, rythmés par de nombreux haka, au cours desquels des adolescents obèses en uniforme chorégraphient l'orgueil maori. Les joueurs découvrent également le journalisme anglo-saxon, intrépide et rigoureux, bien que parfois chauvin, même si la barrière de la langue handicape souvent le dialogue... Il en résulte une scène épique mettant aux prises avec une équipe de télévision locale avec le jeune et impétueux Louis Picamoles, qui, avec force gestes démonstratifs, mime ses derniers exploits sur un terrain, pendant que William Servat tente de nouer la conversation en répétant l'une des phrases qu'il avait maintes fois rêvé de prononcer, en potassant ses cours You speak English ? Yes ! Lansdowne Road English : "My name is William"... Les journalistes, effrayés par les mimiques et les emportements du gentil géant parisien, qui les régale de son franc et simple parler de deuxième ligne, et interdits à l'écoute de l'accent chantant mais peu orthodoxe de William, s'enfuirent sans demander leur reste, laissant pantois nos deux amis, qui verront amusés leurs trognes dans le journal du soir...

Extrait n°4 : La bière de la défaite
Retour au camp de base après la désastreuse expédition des Tongas, cette vaillante équipe des Tongas qui a livré le match de sa vie, alors que les Bleus se sont contenté du service minimum. Les visages sont marqués, même si le XV de France a joué à "qui perd gagne" : la qualification pour les quarts est acquise, de justesse, grâce au point de bonus défensif, alors que les Blacks ont fait feu de tout le petit bois de la poule A... Désormais, nos meilleurs ennemis anglais nous attendent avec le statut de favori. François Trinh Duc a le moral dans la boîte à gant, Fulgence Ouedraogo se consacre totalement à son blog, Lakafia a atteint le 36ème niveau de Sudoku, Jo Maso a une montagne de repassage à terminer, quant à Guilhem Guirado, il assure les fonctions de porteur d'eau du staff entre la buvette du stade et la tribune officielle. Marc Lièvremont, qui n'a pas oublié qu'il avait été joueur, et qui mène son groupe avec la bienveillante fermeté d'un jeune père de famille, décide toutefois de boire le verre à-moitié plein plutôt qu'à-moitié vide : il entraîne ses joueurs dans une escapade nocturne dans les bars interlopes d'Auckland. Là, ils croisent, par le plus grand des hasards, Zac Guilford et Mathieu Bastareaud, le premier fêtant la victoire contre le Canada, le second en vacances en Nouvelle-Zélande, où il est toujours le bienvenu et où il a conservé de nombreux amis. La soirée comptera parmi les plus mémorables d'une capitale qui en avait pourtant vu d'autres. Elle est d'autant plus remarquable qu'elle acheva de fonder l'esprit d'équipe initié à l'occasion du serment de Marcoussis. "Une bonne cuite valant mieux qu'un mauvais débriefing", l'équipe de France partait désormais sur de bonnes bases pour bouffer du rosbif, et plus si affinités.

Extrait n°5 : Le coup de poignard dans le dos
Épique ! Tel fut le match qui opposa les deux grandes équipes de ce Mondial. Certes, la Nouvelle-Zélande fut belle, impériale, drapée dans les atours de l'invincibilité et du beau jeu... Mais avouons que la France, toujours aussi insolente et fantasque, aurait mérité, sur la finale, de devenir championne du monde. Il aura fallu un attentat sur le talentueux Parra qui avait confisqué les clés du camion depuis plusieurs matches, traitreusement ciblé par Nonu et McCaw, qui n'avaient cependant pas besoin de cela pour devenir champions du monde, puisque l'arbitre anglophone de la partie allait dispenser ses largesses et faire la démonstration de sa cécité visuelle, du moins pour la couleur noire. Pour dédouaner l'IRB des accusations de racisme portées par Eliota Sapolu Fuimaono à son encontre, peut être ? Toujours est-il que le match fut brutal, violent, au-delà des limites, et que le XV de France, malgré toute sa hargne et sa vista, n'était pas de taille à affronter dix-sept joueurs : quinze All-Blacks, plus tout un peuple, plus un arbitre... On retiendra de cette finale de rêve les larmes des candides Français, la joie indécente des Néo-Zélandais, certainement attisée par la peur de la défaite, mais également ternie par l'éternel soupçon... Et, surtout, ce panache à la gauloise, ce V victorieux pointé à la face du Haka et de l'Ovalie, cette flèche empoisonnée au poison du rugby champagne et du french flair, malheureusement inoffensive contre les manœuvres souterraines du rugby mercantile et castrateur, cette farandole solidaire de joueurs aux maillots d'anges immaculés dont les deux segments ont fait, en vain, comme dirait le Poète, "tourner un philtre noir dans un vase profond"...

mercredi 7 novembre 2012

Incassable

Cette semaine, je me promenais avec Brock sur les terrains d'entraînement. Brock lui-même promenait David Skrela. Il lui avait dit de ne pas trop s'éloigner et, surtout, d'être prudent :
- L'autre jour, il s'est fait une déchirure en se grattant la tête... m'avait confié Brock en ramassant la doudoune que David avait laissé tomber par terre parce qu'il avait trop chaud. Et essaie de ne pas trop te salir, pour une fois ! avait-il ensuite lancé à la Skrèle qui était parti comme un fou.
Gerhard avait aussi voulu venir. Je poussais son fauteuil roulant. J'avais l'impression d'être en famille, avec mon fils, mon petit-fils et un vieil oncle grabataire. Le sport c'est la santé, qu'ils disaient... Si vous vous demandez à quoi peut bien ressembler Musclor à 50 ans, je vous conseille de consulter le dossier médical de Gerhard. D'un autre côté, c'est un peu ma faute : je n'ai pas réagi lorsque Thomas lui a refilé sa place de vestiaire, celle qu'avait occupé précédemment Benoit Baby...
Nous marchions tranquillement dans la pâle lumière automnale. David plaquait des sacs et courait dans tous les sens.
- Brock, dis-je, rompant le silence, tu sais que je ne veux pas que tu plaques.
- Mais lui, il a le droit ! me répondit Brock en désignant David du menton.
- Lui, c'est pas pareil. Il est tout vieux et puis... c'est pas pareil. Nous on a encore besoin de toi. Laisse-ça aux deux Julien et à Gerhard.
A l'appel de son nom, Gerhard tenta de tourner la tête vers moi. Il ne parvint qu'à s'arracher un rictus de douleur.
- Ou à Alexandre... continuais-je en ré-ajustant la couverture de Gerhard. Contente-toi de taper les bras tendus en reculant sur le type qui court vers toi avec le ballon, en attendant que la troisième ligne arrive. Il n'y a rien de déshonorant. Chez les militaires, ils appellent ça un "repli tactique en attendant les renforts".
Gerhard essaya à nouveau de dire quelque chose. Je tendais l'oreille. J'entendis "plaquer" dans un souffle rauque. Je lui remis les mains bien à plat sur la couverture.
Brock reprit :
- Pourquoi dis-tu que vous avez encore besoin de moi ?
Je marquai une pause, puis déclarai solennellement :
- On va recruter un nouveau n°10.
Brock :
- Qui ?
- Mike Delany.
- Qui ça !?
- Mike Delany. Et je te rappelle que tu n'étais pas trop connu non plus avant d'arriver à Clermont, hein ! Il a une sélection avec les Blacks, tout de même.
- Contre qui ?
- Là n'est pas la question.
- Contre qui ?
- L'Italie... Mais là n'est pas la question...
Brock m'interrompit :
- Je parie qu'il peut jouer centre.
- Oui. Et alors ?
- Non rien... Il poursuivit, pensif : C'est une bonne nouvelle : cela va créer de l'émulation, me mettre en danger, je vais pouvoir souffler, faire du foncier, me régénérer à son contact...
Il soupira en regardant David manquer un coup de pied d'envoi...
- Il joue dans quel club ?
- Les Panasonic Wild Knights. C'est normal que tu ne connaisses pas, c'est au Japon... Et puis ce ne sera peut être pas lui... On a plein d'autres pistes...
Brock me toisa, narquois, dans une expression qui me surprit tant elle n'était pas habituelle, puis son regard s'adoucit aussitôt :
- Mais oui Papa. Tu sais bien que j'ai toute confiance en toi.
David revint alors en courant vers nous, tout essoufflé.
- Ah ! Ça fait du bien ! J'ai une pêche en ce mom...commença-t-il, avant de pousser un cri de douleur.
Brock leva les yeux au ciel. David s'effondra, grimaçant, se tenant la jambe. Le chariot de Gerhard lui avait roulé sur le pied...
* * *
Brock entra dans le vestiaire. Il jeta un coup d’œil dans les autres travées. Il était seul. Il ouvrit silencieusement la porte de son placard, sur laquelle étaient punaisées les photographies d'Alexandre Péclier, de Seremaia Bai, de Robin Janisson, d'Alex King, de Tasesa Lavea, de Benoit Baby et de David Skrela. Les six premières étaient barrées d'un trait noir. Il sourit. Avec un marqueur, il barra avec application la photo de David Skrela.

dimanche 28 octobre 2012

Le Passant de l'Ovalie

Par ailleurs, si le rejet de la violence contre l’arbitre est très net (72 % des Français la condamnent), deux tiers des Français avouent s’emporter en cas d’erreur d’arbitrage contre l’équipe ou le sportif qu’ils soutiennent et 75 % d’entre eux comprennent que les spectateurs puissent exprimer leur ressentiment

Étude exclusive La Poste / TNS Sofrès : Les Français, l’arbitrage et le sport.
Octobre 2012

100 - 72 = 28
Simple calcul arithmétique.

Nous étions en déplacement à ***. Je sortais de l’hôtel lorsque je fis une étrange rencontre... Un homme en vieux pardessus usé s'abritait de la pluie sous le porche. Sur sa manche, un écusson élimé représentant Mercure, le messager. Une cordelette dépassait de sa poche, dans laquelle je pouvais discerner deux cartes froissées, de couleurs rouge et jaune. Il avait pour chaussures d'antiques crampons en cuir rappé jusqu'à la corde, sans lacets, qui luisaient d'humidité. Je m'arrêtais un instant à ses côtés, avisant le ciel noir duquel les nuées semblaient s'effondrer en volutes nébuleuses. Le temps de remonter mon col, je lui demandais s'il pouvait m'indiquer une auberge cossue pour rassasier un grand corps affamé. Il me répondit dans un anglais parfait, quoique imprimé d'un accent à peine perceptible, à l'origine apocryphe :
— Je suis étranger comme vous, mais je connais assez *** et ses beautés pour vous inviter à m’accompagner à travers la ville.
Je regardais l'homme. Son âge, indéfinissable. Entre la trentaine et la cinquantaine, peut être. Athlétique. Les cheveux courts, grisonnant. Un visage marqué par une vie qu'on aurait qualifiée d'angoissée. Il roulait en permanence des yeux, de droite et de gauche, l'air apeuré, comme à l'affut, toujours sur le qui-vive. Une tête de mouchard, en quelque sorte...
Nous marchâmes de conserve, sous la pluie, silencieusement. Devant un kiosque à journaux, je le vis escamoter subrepticement un magasine de rugby.
- Pardonnez-moi, me fit-il aussitôt. Une vieille habitude.
Le journal commémorait la dernière finale de la coupe du monde de rugby. Il considéra, songeur et interdit, la couverture.
- J'y étais, me lança-t-il, non sans fierté. J'étais également à Toulouse, le 10 mai 1936, au Stade des Ponts-Jumeaux.
- Vous étiez bien jeune, alors, répondis-je, amusé. Bien jeune...
Il monologua d'un ton d'indifférence :
- Plus jeune de plus de sept décennies, mais, hormis le costume, j'avais le même aspect, les mêmes gestes, le même sifflet (il tira sur la cordelette et manipula nerveusement le sifflet qui lui était lié). Ce n'était d'ailleurs pas ma première visite à Toulouse, et certainement pas la dernière. J'y suis venu et j'y viens régulièrement, encore aujourd'hui. J'y suis l'objet des mêmes quolibets, des mêmes apostrophes, des mêmes insultes que dans tous les autres endroits où je suis de passage, et de toutes les époques. Un langage fleuri mais peu renouvelé, parfois empli de haine et de ressentiment. Des sifflets, des cris, des hurlements. Des menaces, aussi... Il est rare qu'on ait pitié de moi...
- Vous êtes arbitre, n'est-ce pas ?
- Je suis l'arbitre errant, mais vous l'aviez deviné... Je vagabonde, sur les terrains de l'ovalie, depuis que William Webb s'est saisi de la gonfle à la main.
- Vous étiez à Paris, le 5 juin 1993, repris-je. Il m'en souvient maintenant. Et ceux qui étaient là également... J'avais entendu ce jour-là votre surnom sur toutes les bouches des Grenoblois...
Il me dit que c'était vrai et poursuivit :
- Hélas, je demeure anonyme lorsque je conviens au public, mais la foule me distingue dès que je lui déplais... J'ai tant de surnoms. Ici, on m'appelle "Enculé", là-bas "Mother Fucker", de l'autre côté de l'Atlantique, je suis un "Hijo de puta"... Que de chansons l'on fit sur moi, m'adressant à des lieux peu recommandables, me promettant les derniers outrages, voire la mort... Qu'importe ! Jamais je n'entendrai les acclamations que l'on réserve aux joueurs. C'est ainsi, c'est mon destin...
- Je croyais, dis-je, que vous n’existiez pas. Votre légende, me semblait-il, symbolisait votre engeance mille fois maudite… J’aime les arbitres, monsieur. Ils s’agitent agréablement et il en est de malheureux… Ainsi, c’est vrai, ils vous détestent tous? 
- Oh ! Ils me détestent autant qu'ils me craignent. Ils projettent sur moi leurs fantasmes, leurs angoisses, leurs frustrations... Ce n'est pas le joueur qui triche, c'est l'arbitre qui se trompe. Et lorsque je décide en leur défaveur, je suis, au mieux, incompétent, au pire, malhonnête. On fait de moi un pauvre type, un voleur, un misérable. Et encore, les voleurs ont droit à un avocat et un procès... Et encore, d'aucuns préfèreraient être bandits : ils y trouveraient, d'après ce que j'entends dire, plus de joie que d'être arbitres...
Nous cheminions le long d'un stade, vide et silencieux.
- Mais je suis accoutumé à cette existence sans rémission et sans repos. Je sais trop bien que les arbitrages sont imparfaits et qu'il me sera toujours reproché. J'arbitre sans arrêt, chaque saison, chaque week-end. Que voulez-vous !? Il faut bien que quelqu'un le fasse ! De toutes façons, j'aime trop ce jeu... Si je pouvais, j'y jouerais encore. Je ne le puis, alors j'arbitre... Vous savez, de temps en temps, lorsqu'un match est beau, que les équipes jouent et jouent bien, j'oublie pour un précieux moment mon sifflet, mes cartons, mon règlement... et je profite... je les contemple, satisfait, je cours à leurs côtés et je n'éprouve alors aucune pression, aucune contrainte, aucun scrupule. Je suis avec eux dans le jeu et je suis heureux...
La nuit descendait et les lumières naissaient sur la ville.
- Ah ! Monsieur, reprit-il sans transition, l'air plus inquiet que jamais. Il faut que je vous quitte. Ces parages ne sont plus très sûrs pour moi.
Soudain, au coin de la rue, une cohue effroyable se produisit. Un homme en nage, essoufflé par une longue course, apparut et cria, montrant du doigt mon compagnon :
- Il est là, je le reconnais !
D'autres hommes, et quelques femmes aussi, grimés aux couleurs de clubs que tout aurait opposés, sinon la haine d'un seul homme, s'étaient rassemblés en une meute furieuse et formaient une horde sauvage en quête d'une victime expiatoire. Des journalistes les accompagnaient, trop contents de l'aubaine, et il me sembla qu'ils encourageaient le troupeau dans sa colère. L'arbitre, devenu gibier, s'enfuit en courant, pourchassé par cette foule hystérique et vengeresse. Je les regardais, consterné, passer devant moi avec effroi. Ils hurlaient :
- A mort l'arbitre ! A mort l'arbitre !

Librement inspiré du Passant de Prague, de Guillaume Apollinaire.

dimanche 21 octobre 2012

La tristitude du capitaine Roro

Après les matches, j'aime me promener le long de la mer avec Roro, mon capitaine. La Manche, à Exeter, l'Atlantique, à Biarritz, la Méditerranée à Toulon, la Seine, à Paris, la Garonne, à Toulouse, la Corrèze, à Brive, la mer de nuages, à Clermont, la mer de la Tranquillité, après un match accompli... Nous marchons lentement, silencieusement parfois. Nul besoin de parler lorsque l'on se connaît si bien. Nos regards tantôt portés vers l'horizon embruiné, tantôt baissés vers le sol, indéchiffrable écran de nos méditations personnelles et secrètes. Je le sens à mes côtés et c'est comme si je pouvais entendre le cœur battant de l'équipe. Roro, c'est notre âme, notre symbole, c'est lui qui justifie qu'une quarantaine de types venus de tous les coins de la Terre avec des motivations diverses et fluctuantes puissent être appelés Clermontois. Pour tout dire, Roro, c'est l'Auvergne, c'est Vercingétorix qui aurait eu le droit de recommencer onze fois la Guerre des Gaules.
Mais aujourd'hui, alors que nous avançons tranquillement dans la rumeur du flux et du reflux, je le sens pensif et préoccupé. Je romps, à regret, notre mutisme :
- Ca va, Roro ?
- Oui oui, coach, ça va... lâche-t-il avec une nuance de résignation dans la voix.
- Tu es sûr ?
Il s'arrête soudain. Je me retourne pour le voir me demander, les yeux dans les yeux :
- Coach, promets-moi une chose : promets-moi de me prévenir avant le match de trop.
Je soutiens son regard, surpris :
- Mais enfin, Aurélien, de quoi parles-tu ?
- Vern, tu le sais bien... Je vieillis... Je vais moins vite, je plaque moins bien... Mes blessures se rappellent plus souvent à moi... Chaque saison, la reprise est plus délicate... Je ne suis plus un pilier de la sélection nationale... Bientôt, je ne serai plus qu'un nom vaguement glorieux qu'on biffera d'une feuille de match au dernier moment... Je le sens bien, Vern, je me jauzionise à petits feux...
- Allons Roro ! me défendis-je aussitôt. Tu es encore jeune ! Tu es toujours redouté pour tes tampons, tu déchires encore les défenses ! Et tu es notre capitaine, indiscutable, indiscuté !
- Certes, Vern, certes : mais je sais bien que je suis plus proche de la fin que du début... Je n'aurai pas 76 sélections de plus, je ne marquerai pas encore 23 essais en bleu, et encore moins 117 en jaune... Je n'irai plus en finale de la coupe du Monde. Il ne me manque plus qu'une HCUP et mon palmarès sera complet avec l'ASM. Et puis, je pense à l'avenir : j'ai investi dans un complexe sportif. Et puis, ça pousse derrière...
C'est alors qu'un Hummer rutilant jaune et bleu s'est arrêté à notre hauteur. La carcasse vibrait au son des basses assourdissantes du hip-hop. La vitre teintée du passager descendit. C'était Wesley. Au volant, je reconnus Morgan. A l'arrière... A l'arrière, Noa et Jim buvaient du Red Bull avec des filles hystériques qui se trémoussaient sur un remix de Ronnie Jordan & The Street People. Wesley, Californaïa Style, nous demanda :
- Hey Coach ! Hey Cap'tain ! Fancy a ride ?
- Non merci, fis-je au nom du binôme. On marche...
- Okay ! Fair enough, ol'men ! See Ya !
Au moment où il remonta la vitre, j'entendis Morgan lancer :
- De toute façon, y'avait pas la place...
Et le Hummer clinquant démarra en trombe sur les vibes du Westcoast Poplock...
Roro me jeta un regard complice, accompagné de sa plus belle moue "Eh ouais ! J'te l'avais dit".
- Tu vois, Vern, tout ça, c'est derrière moi. J'ai franchi le col, j'ai atteint le sommet, et maintenant, je redescends en pente douce, en évitant de dévaler la montagne. Je veux prendre le meilleur de ce qui me reste, et il m'en reste, c'est sûr... Mais je veux aussi une certitude : le jour où ma place de titulaire ne vaudra plus que par mes galons de capitaine, il faudra que tu viennes me le dire. Car ce jour-là, il sera temps pour moi de penser à partir, au Japon pourquoi pas, passer une pré-retraite paisible et confortable...
Je restais interdit, reprenant mes réflexions péripatétiques. J'avais refoulé au fond de moi cette question, mais je savais pertinemment qu'il faudrait que je me la pose un jour prochain, le plus tard possible, mais inéluctablement... Cette question-là, et toutes celles qui en découleraient...
C'est alors qu'un roadster noir métal Bugatti Type 57 C Voll & Ruhrbeck de 1939 s'est arrêté à notre hauteur. Pas de musique, sinon le vrombissement sourd de la mécanique parfaite de cette lame d'acier et de lumière. Au volant, Julien Bonnaire, ayant substitué les lunettes et le serre-tête du pilote au casque du rugbyman.
- Bonjour, Coach ! Salut Roro ! nous fit-il, amène. Il n'y a pas la place pour trois gaillards comme nous là-dedans, mais on se serrera. Je vous dépose quelque part ?
- Vas-y Aurélien, répondis-je. J'ai envie de marcher un peu tout seul.
Et je vis le chef d’œuvre de métal sombre issu du fond des âges automobiles emporter les deux joueurs exceptionnels en qui j'avais placé toute ma confiance.

dimanche 14 octobre 2012

On ne dit pas... Marcel Michelin

On ne dit pas : "le stade Marcel Michelin". On dit : "la Forteresse Imprenable.
On ne dit pas : "les supporteurs montferrandais". On dit : "la Yellow Army".
On ne dit pas : "les supporteurs montferrandais respectent le buteur adverse". On dit : "les supporteurs montferrandais donnent une leçon de sportivité aux publics d'Aimé Giral et de Mayol".
On ne dit pas : "le public montferrandais siffle". On dit : "le public montferrandais manifeste à l'égard du corps arbitral une indignation justifiée consécutive à une décision litigieuse".
On ne dit pas : "Le stade Marcel Michelin est plein". On dit : "Comme d'habitude".
On ne dit pas : "Merci aux supporteurs montferrandais pour leur soutien". On dit : "Sans vous nous ne sommes rien".
On ne dit pas : "Il y a de l'ambiance au Michelin". On dit : "Le Michelin est en fusion".
On ne dit pas : "le public du stade Marcel Michelin". On dit : "le meilleur public de France".

mardi 9 octobre 2012

La ferme des inconnus

Aujourd'hui, inspection du centre de formation par le MIDOL. Ils viennent enquêter sur "l'imposture du JIFF". Depuis que Mourad Boudjellal en a parlé, c'est devenu un sujet brûlant... et vendeur. Si Guy Boniface en avait fait autant, on l'aurait traité de vieille chose archaïque et rétrograde. C'est ça le rugby : en fonction de la compétition, du joueur, de l'équipe, de la syzygie équinoxiale à venir, l'arbitre siffle différemment. A Clermont, on est bien placé pour le savoir. Depuis 2011, plus aucun arbitre vidéo ne nous accorde un essai...
Les journalistes arrivent tôt le matin, à la manière de policiers pratiquant une interpellation ou de contrôleurs de l'agence anti-dopage. Sauf que là, pas la peine de cacher les produits, ils sont déjà au courant. Bref, ils garent leur 407 Break Peugeot aux couleurs du Stade Toulousain et de la Dépêche du Midi (sans oublier l'autocollant "occitanie" sur le hayon). Je les attends sur le parking avec Bertrand Rioux : ils nous offrent à chacun le dernier livre de Jacques Verdier.
- Ça tombe bien, leur dit Bertrand, on n'avait rien pour caler le joug...
Nous entrons dans les locaux du centre de formation. Leur première question ne concerne pas nos méthodes, ni nos jeunes talents. Ils souhaitent savoir combien de JIFF "passeports hors Shengen" nous avons. Pour faire bonne figure, nous leur présentons Vuivuivuivoila Takaluipasselabalessellessé, l'une de nos pépites fidjiffiennes.
Bertrand prend la parole :
- Vivi a 17 ans. Il nous vient de Saint-Genès-Champespe, dans le département du Puy de Dôme. C'est un trois quart polyvalent qui peut jouer également troisième ligne et dépanner au poste d'ouvreur. Il mesure 1m93 pour 95 kilos. Il développe 150 kg au développé couché et a commencé à se raser à 9 ans.
Le journaliste du MIDOL :
- L'air de la montagne, certainement...
Bertrand :
- Oui, la vie au grand air, au milieu des vaches salers, plus de le Saint Nectaire. Et il est sélectionnable.
Le journaliste :
- Au Fidji ?
Bertrand :
- Non non ! En équipe de France, bien sûr. Il vient de Saint-Genès-Champespe, dans le Puy de Dôme.

Nous poursuivons par une rencontre avec les stagiaires du centre. Dans le cadre d'une démarche de responsabilité sociale d'entreprise, les jeunes ont chacun un parrain professionnel. Bertrand annonce fièrement, désignant un garçon bien sous tout rapport :
- Voici Sébastien Bonnard, troisième ligne aile pouvant glisser au centre.
Sébastien prend aussitôt la parole :
- Bonjour, je suis Sébastien Bonnard. J'ai dix-huit ans et j'ai intégré le club il y a trois ans. Je suis particulièrement heureux et satisfait de faire partie de la pépinière de talents qu'est le centre de formation de l'ASM Clermont-Auvergne. C'est vrai que c'est une chance d'être ici, encadré par les meilleurs. Je prends beaucoup de plaisir et je progresse constamment.
Bertrand Rioux se sent obligé d'ajouter :
- Il est parrainé par Julien Bonnaire. Il est très mûr pour son âge...
Vient ensuite le tour de Kevin Tetaklak, jeune demi de mêlée et d'ouverture doué et prometteur, d'origine polonaise, formé dans l'est de la France :
- Salut les Bolos. Moi c'est Kevin. Retenez mon prénom, parce que mon nom sera bientôt célèbre. Je les prends tous les uns après les autres : le Yach, Two-Fingers-Dupuy et la Michafiotte... et Bakkies Botha au bras de fer en prime. Qu'ils se dépêchent de faire "mu-muse" dans le pédiluve, parce que j'arrive à grands pas pour faire la bombe et les éclabousser de ma classe insolente.
Bertrand Rioux :
- Il est le filleul de...
Les journalistes :
- Morgan Parra, on avait compris... Il a l'air mûr pour son âge.

La visite continue en salle de classe, avec les professeurs de l'éducation nationale. Au programme : histoire du pneumatique des origines à nos jours, géologie, volcanisme, affinage des fromages et gestion de patrimoine.
Les journalistes :
- Ah ! Oui ! Préparation de l'après rugby !
Bertrand Rioux :
- Euh non ! Vieille tradition auvergnate. Nous sommes très à cheval sur la transmission des valeurs. Il est essentiel, en particulier pour ceux qui viennent de Saint-Genès-Champespe, dans le Puy de Dôme, d'être parfaitement intégrés au groupe.
Le proviseur du centre se sent alors obligé d'intervenir :
- Il est fondamental en effet que nos élèves appréhendent la relation d'imbrication, d'osmose, qui unit les valeurs de l'Auvergne et du celles rugby. Les deux langages forment un système organique et leur construction procède d'un même principe de création. Inséparables et interdépendants, ils offrent à l'étude une réflexion sur les liens entre deux référentiels qui font corps, tout en impliquant des voies d'accès spécifiques. Les valeurs sont reliées dans un processus de signification global qui en infléchit le sens original, mais elles ne sont pas constitutives l'une de l'autre. Si la perception du sens nécessite leur rapprochement, la création, elle, peut être analysée en distinguant leurs singularités. Bref, (conclut-il avec un sourire désarmant de candeur) autant de sujets soumis à la discussion et à l'analyse. La représentation polysémique du rugby dans la cité, par exemple, ne saurait être réduite à une figuration référentielle et ne saurait que faire l'objet, le cas échéant, d'un questionnement qui rend l'œuvre à son contexte socioculturel, artistique et théorique...
Bertrand l'interrompt :
- Merci, Monsieur le Proviseur. Je crois que nos amis en savent assez.
Les journalistes, habitués à sujet-verbe-complément et aux métaphores ringardes et éculées des comptes rendus de matches, regardent le pédagogue, médusés. L'un deux glisse tout bas à l'autre :
- J'ai rien compris. On dirait une interview de Pierre Villepreux...
Bertrand reprend la main :
- Comme vous pouvez le constater, nous avons choisi, pour la formation académique, les meilleurs professeurs, suivant l'adage voltairien qui nous rappelle "qu'il faut bien citer ce qu'on ne comprend point du tout dans la langue qu'on entend le moins..."
L'un des journalistes :
- Au fait, combien d'heures de cours ont-ils par semaine ?
- Là n'est pas la question. De toute façon, pour ceux qui seraient éventuellement intéressés, pas besoin d'avoir lu la Princesse de Clèves pour être professionnel de rugby à Oyonnax...
Les journalistes hochent la tête, satisfaits.

La matinée se déroule sans incident. Nous quittons le centre vers midi. Des hommes en pardessus aux faciès peu engageants rôdent, épars, à la sortie. Ils nous regardent passer, méfiants. Certains consultent fiévreusement le site rugbymercato.com sur leurs tablettes numériques, d'autres ont grimpé sur des caisses en bois pour essayer de voir au-delà des opaques palissades du club. Ils jettent des feuilles de papier à l'intérieur de l'enceinte. Les journalistes s'enquièrent de ce curieux spectacle. Bertrand Rioux répond, fataliste :
- Oh !.. Ce sont des agents... Ils lancent des contrats aux jeunes dans l'espoir d'en ferrer un. Parfois, ils lancent aussi des rumeurs de transfert sur Dan Carter ou Aurélien Rougerie. Mais ce ne sont pas les plus dangereux...
Bertrand s'approche alors d'une Peugeot noire aux glaces teintées avec un autocollant "occitanie" sur le hayon. Il frappe à la vitre. Celle-ci descend et dévoile un homme, visiblement gêné, en pardessus au col relevé, équipé de lunettes de soleil, en train de lire un numéro du MIDOL de 1972 percé de deux trous au niveau des yeux. Sur le siège du passager, des photographies de minimes et de cadets en short, des calendriers des Dieux du Stade et des dépliants du Stade Toulousain. Je reconnais Jean-Michel Rancoule. Bertrand hausse la voix :
- Barre-toi, espèce de sale pervers ! Va plutôt faire tes cochonneries à Toulon ou à Montpellier !
La vitre remonte et la voiture démarre précipitamment. Et Bertrand d'ajouter, nous prenant à témoin :
- Quand on voit tous ces salauds qui rôdent autour de nos gamins...

dimanche 30 septembre 2012

Quand Isabelle parle...

Que devient la femme du XXIème siècle ? Elle travaille dur pendant la journée. S'occupe un peu de ses enfants. Puis regarde des séries américaines le soir à la télévision. Ou alors, elle passe à la dite-télévision. Elle est grande, mince et blonde, les yeux rieurs, le nez retroussé et les dents brillantes et bien rangées. Elle pose des questions aux entraîneurs et aux joueurs sur les bords des terrains de rugby. Vendredi soir à Clermont-Ferrand par exemple.
On la regarde avec un peu d'envie, d'étonnement et de fascination mêlés, car l'homme reste toujours interdit et admiratif devant cette énigme aporétique et spectaculaire que l'on nomme Beauté. Je suis belle, ô mortel, comme un rêve de pierre...
Le problème de la beauté, c'est qu'elle interpelle, elle distrait, elle divertit, elle inhibe. Elle fait faire des choses insensées, des passes impossibles après contact, des prises d'intervalles risquées et des actions individuelles héroïques mais inefficaces. Elle trouble le jugement des arbitres vidéos. Elle rend les joueurs de rugby rêveurs et négligents, elle les empêche de voir les trous béants laissés dans la défense ! Les Fidjiens sont insensibles à la Beauté. Du moins à cette beauté-là... Et pendant que certains étourdis se laissent détourner par la mémoire de leur cœur adolescent, les Fidjiens, eux, s'infiltrent, percent et marquent des essais !
22 - 7 à la trente-et-unième...
Dans cette situation, je ne sais faire qu'un chose : envoyer Dany Kotze sur le banc le temps qu'il reprenne ses esprits et descendre moi-même de mon mirador pour mieux voir et me faire voir. Lorsque j'arrive en bord de touche, j'ai un vague sentiment de jalousie : David Auradou se fait interviewer. Lorsque Isabelle Ithurburu pose une question, on n'écoute pas la réponse. On continue de regarder Isabelle Ithurburu.
Je reçois aussitôt un SMS de ma femme :
- Si tu réponds aux questions de cette blondasse vulgaire et décolorée en leggings, ne cherche même pas à retrouver le chemin de la maison ce soir. Bon match mon amour !
Je crois que David Auradou aura reçu par la suite un message du même genre car il refusera peu après les interviews jusqu'à la fin du match...
Je finis par briser l'envoûtement. Eurêka ! Brock James est marié à un mannequin ! Je l'envoie sur le terrain pour régler tous nos problèmes. Et voilà comment l'ASM a vaincu la Beauté.
A la fin du match, chacun fait semblant de rien et cherche des causes rationnelles à ce début catastrophique. Les femmes ne sont pas encore invitées dans les vestiaires des hommes...
Je croise Gerhard Vosloo qui revient de la tribune de presse. Je le croyais chez lui :
- Tiens Gerhard, tu es allé voir Isabelle ?
Il me regarde étonné (j'ai un peu honte) et me répond d'une voix de terminator :
- Qui ça ? Non, je suis allé voir Bertrand Guillemin pour le prévenir que la prochaine fois qu'il commenterait l'un de nos matches avec un tel parti pris, je lui pèterai les genoux à coups de barre de fer.
Effectivement, cela va devenir de plus en plus difficile de gagner des matches si les femmes, les arbitres vidéos et les commentateurs sportifs sont contre nous...

mardi 25 septembre 2012

La Belle Vie

Ce matin, je suis passé au centre de formation, histoire de motiver un peu les jeunes et de discuter avec eux, avant le début de la saison "Espoirs". Parmi ces types, certains vont devenir professionnels, d'autres auront le destin d'une étoile filante, d'autres encore auront des ennuis personnels qui les priveront d'une belle carrière, d'autres enfin auront l'opportunité de faire tout autre chose que du rugby et s'en trouveront beaucoup mieux. Bref, c'est la vie. Une chose est sûre, c'est qu'ils ont une chance extraordinaire : la chance d'avoir un talent qui leur permet d'aller jusqu'au bout de leur passion, voire d'en vivre, la chance d'avoir été détectés et recrutés par l'ASM, la chance de fréquenter des grands joueurs au quotidien, la chance d'être en bonne santé, en pleine possession de leurs moyens physiques et intellectuels (quoique, pour certains, j'ai des doutes...), la chance, enfin, de vivre dans le confort et la paix. J'aurais même tendance à dire qu'ils ont le devoir d'être heureux, même si le bonheur ne se commande pas... En tout cas, ils n'ont pas le droit de se comporter en enfants gâtés. J'y veille personnellement...
En partant, j'ai vu deux jeunes qui s'esclaffaient bruyamment autour d'un téléphone soi-disant "intelligent" (si si, vous savez, ces téléphones dont les opérateurs utilisent les mêmes technologies que les dictatures du Moyen Orient pour fliquer les opposants...).
Je me suis approché, toujours attiré par une joie communicative, un peu curieux aussi de savoir ce qui provoquait une telle hilarité chez notre belle jeunesse. Ils se sont immédiatement mis au garde à vous et se sont arrêté de rire. J'ai tenté de les remettre à l'aise :
- Repos, vous pouvez fumer ! Je venais juste voir ce qui vous faisait marrer...
En fait, ils suivaient le site "Vie de Merde".
- Vie de Merde ? leur ai-je demandé.
- Oui, Coach, c'est comme ça que ça s'appelle. Des gens racontent leurs petits malheurs de la vie quotidienne.
- Des gens... Vous voulez dire, des gens comme nous, qui habitent en Europe, et qui possèdent un ordinateur, un téléphone mobile, un écran plat et une carte de fidélité d'une marque de grande distribution ? Ceux pour qui : attendre sans rien faire dans un aéroport à cause d'un volcan est "horrible", avoir un chef avec qui on ne s'entend pas est "atroce", passer une heure dans les embouteillages est "infernal", ne pas pouvoir mettre en ligne son blog à cause d'une coupure internet est "insupportable" ?..
Ils se sont regardés, un peu surpris :
- Euh... Oui, Coach, c'est à peu près ça...
- Et ils appellent ça "Vie de Merde" ?
- Oui, Coach...
L'un d'eux, pensant me faire plaisir, a ajouté :
- On va en poster un, d'ailleurs : "Je m'appelle Benjamin Boyet et j'ai quitté Bourgoin pour signer à Bayonne. VDM"
Et les deux de pouffer...
Je me suis adressé au détenteur du smart-phone :
- Tu veux bien me le prêter ?
Il me l'a donné, obéissant. Je faisais semblant de tapoter sur l'écran :
- Je vais t'en écrire un aussi : "Hier, mon fils de 16 ans est parti au combat pour la révolution. Il a été pris dans une embuscade et on n'a retrouvé de lui que la tête. VDM." Une autre ?
Je devais les regarder avec un air un peu intimidant, car ils semblaient effrayés.
- Vie de merde... Attends voir... (je mimais une profonde réflexion) "J'habite en Afrique dans la région des Grands Lacs. Hier, des rebelles ont tout dévasté, ils ont violé ma mère et ma sœur sous mes yeux avant d'exécuter tous les villageois. Je suis le seul survivant. VDM." Encore que, non, il a survécu : il a eu de la chance, c'est trop optimiste... (Moi, reprenant avec enthousiasme) : Vie de merde ! "Je suis d'Aguelhok, au Mali. L'autre jour, mon frère a été placé dans un trou avec sa compagne illégitime pour être lapidé par des Islamistes. Ils avaient deux enfants". Est-ce que cela vous convient ?
Puis, sans autre forme de procès, j'ai violemment balancé le téléphone contre le mur. Le bidule a explosé en une multitude de particules élémentaires, avec autant de vide entre elles qu'entre les atomes d'une molécule.
Je les ai alors laissés, abasourdis, en leur disant :
- Ne vous inquiétez pas, je vous en ferai parvenir un neuf, du dernier modèle. Et croyez-moi : ne perdez plus votre temps avec ces enfantillages. La vie est trop belle et trop précieuse pour la prendre avec tant de désinvolture. Vivez, entreprenez, expérimentez, prenez des risques, donnez tout ce que vous pouvez, ne vous résignez jamais, n'ayez que des remords et aucun regret, visez haut, ayez de l'ambition pour vous et pour les autres ! C'est le moins que vous puissiez faire pour ceux qui ont vraiment une vie de merde... Et encore, je suis sûr que ceux-là trouveraient insultant qu'on ramène leur existence à de l'excrément
Là-dessus, je me suis éloigné en sifflotant Always look on the bright sight of life des Monty Pythons...

mercredi 19 septembre 2012

Romain, as-tu du coeur ?

J'ai reçu hier un message de l'arbitre international Romain Poite. Il me paraissait nécessaire de vous faire partager ce moment de doute dans la vie d'un grand artiste. Nous sommes bien peu de choses...

Mon cher Vern,

Je t'écris cette lettre car je pense que tu seras en mesure de comprendre ma douleur profonde et mon désarroi secret. Il y a peu, j'étais arbitre de touche pour le match Nouvelle Zélande - Afrique du Sud. Un job sans risque, bien payé, au Pays du Long Nuage Blanc, pour une rencontre à l'issue certaine. J'étais loin de m'imaginer que cet épisode serait l'un des drames les plus absolus de ma carrière d'arbitre et de ma vie d'homme.
Pour bien comprendre l'enchaînement infernal qui m'a conduit à l'une des plus grandes forfaitures d'une existence pourtant inévitablement entachée de nombreuses sodomies arbitrales, revoyons la scène au ralenti :
Oui, je sais que vous êtes nombreux à avoir apprécié ce petit moment de bliss, celui où la vengeance divine se mêle à la vindicte populaire, cet instant de triomphe de la justice immanente, incarné par ce numéro 17 dont le nom m'échappe déjà, qui inflige le châtiment trop longtemps ajourné. A votre place, j'aurais eu, aussi, ce plaisir malsain.
Mais j'étais devenu en quelques secondes le héros involontaire d'un dilemme cornélien, d'une aporie intime, d'une double contrainte (une sorte de placage à deux psychologique), en bref, d'un conflit d'intérêt : Richie McCaw, comme à son habitude, campait sur le côté du ruck. Il faisait griller des saucisses au barbecue, ou bien il prenait le soleil en pensant à autre chose, ou encore, il lisait le dernier article de la Boucherie Ovalie, à moins qu'il ne fut en train de participer à l'action de jeu alors qu'il était à terre. Comme à son habitude, en toute impunité. C'est alors que le doigt de Dieu, ou plutôt, l'avant bras de Dieu, a foudroyé de sa puissance céleste le meilleur tricheur du monde, sans que l'arbitre central n'y trouve quoi que ce soit à redire. Oh ! Que d'images se sont précipitées dans mon esprit à cet instant. J'ai revu en accéléré et en noir et blanc toutes les phases au sol de la finale de la dernière coupe du monde. Mon sang de Français n'a fait qu'un tour. Au plus profond de moi, née de je ne sais quel instinct patriote et chauvin, une voie forte aux mâles accents s'est élevée et a crié : "VENGEANCE !"  Je tenais en effet entre mes mains la revanche d'un peuple meurtri.
J'aiété faible. Oui, je te l'avoue, Vern, j'ai été faible. Je ne suis pas de la race des De Gaulle, des  Aung San Suu Kyi, des Mandela ou des Charlie Hebdo. Derrière moi, le public grondait et réclamait sa punition. Je n'étais pas de taille. J'ai appuyé sur le bouton. Number seventeen. Hit in the face. Yellow card. C'était fini.
Ô destinée contraire, ô décision fatale, ô gloire inaccessible ! Je ne serai jamais héros.
Il fallait que je partage cela avec quelqu'un. C'est toi que j'ai choisi, Vern, toi, le sphinx de la rectitude, toi, le fakir de la souffrance muette, toi, qui a préféré l'exil pour accomplir ton destin tordu. J'espère que tu me comprendras.
Bien à toi.
Romain Poite

lundi 17 septembre 2012

Escalier 10, rang 6, place 78

Que devient le supporter de l'ASM ? Il est installé en tribune Phliponneau, escalier 10, rang 6, place 78. Il vieillit et prend du poids. La modernité l'a élevé. Il s’assoit dans une belle tribune neuve et propre, là où, il y a peu, n'existaient que des gradins désertés et battus par le vent du Nord, trop content de descendre, lorsque le foehn ne lui fait aucun effet, de Chanturgue vers Montferrand, où il fait tout de même meilleur qu'à la Croix de Ternant. Ce pauvre Chanturgue, déserté par les vignes, les maisons et les routes, et même par les batailles contre les Romains, que continue de s’approprier son lointain cousin, bien en chère, Merdogne-Gergovie, se désole quant à lui de ne plus peupler ses mornes dimanches de banlieue industrielle par le spectacle du rugby, désormais caché de sa vue. Il n'a plus qu'à tenter de deviner ce qui se dissimule derrière ce mur qui s'anime miraculeusement deux heures tous les quinze jours.
Le supporter de l'ASM, bien assis, bien au chaud, bien au sec, s'embourgeoise. Il possède deux automobiles, part en vacances chaque année à Vias-Plage, qui, il y a peu, s'appelait Farinette. Il a pris de l’embonpoint, mais, comme c'est un homme du XXIème siècle, il se soigne en faisant du sport, préférant perdre l'excès plutôt que se contenter de manger moins. Tout cela, bien sûr, à perte : d'argent, tout d'abord, car il mange toujours plus. De temps, ensuite, car il grossit encore.
Le supporter de l'ASM est un technophile : lui qui, il y a peu, entortillait le fil du téléphone autour de son doigt et avait les ordinateurs en horreur, passe désormais par le Desktop avant le Shutdown. il a un téléphone intelligent, une boîte Internet, un cinéma à domicile, un amplificateur haute-fidélité, le tout en anglais, car il est bien connu que la technologie fonctionne beaucoup mieux dans une langue qu'on ne maîtrise pas, asiatique ou américaine si possible. Il ne possède pas de tableau, sauf un, qui s'anime le soir, à la veillée, et projette sur les murs de son pavillon avec jardin des ombres lancinantes qui rappellent celles que le feu faisait danser dans la ferme de ses ancêtres.
Le supporter de l'ASM est un rêveur : il rêve de sa maison diaprée des couleurs chamarrées et fétiches mises au goût du jour par une décoratrice télévisuelle de grande popularité. Il a planifié un long voyage vers des terres chaudes, australes et inconnues, dont il ne sait pratiquement rien, mais dont il est à la mode de s'enticher, et pour lesquelles la date de départ est incessamment reportée, à cause du boulot, du temps, des travaux, de l'argent, des enfants... Il rêvait justement, il y a peu, d'une situation pour eux, mais ceux-ci l'ont rendu lucide : ils feront ce qu'il leur plaira, et, surtout, ce qu'ils pourront, l'essentiel étant, bien sûr, qu'ils soient heureux et épanouis.
Le supporter de l'ASM sait tout et voit tout : lui qui, il y a peu, baignait dans une bienheureuse ignorance, écoute, à longueur de journée, jusqu'à l'intoxication, dans sa voiture, au travail ou à son domicile, le même bulletin qui lui répète sans cesse la même nouvelle, qui, de ce fait, se périme aussi vite qu'elle est annoncée. Il ingère sans discontinuer un salmigondis indigeste d'informations parcellaires, inutiles et contradictoires qui lui donnent l'impression d'être dans le mouvement du millénaire, mais aussi, le vague sentiment de se faire bourrer le mou. Un résidu, sans doute, de ce bon sens paysan que l'hérédité lui a légué, mais dont la puissance est encore insuffisante pour lui faire se rendre compte qu'on s'aperçoit du temps qu'on a perdu à lire le journal lorsqu'on s'est arrêté de le lire.
Le supporter de l'ASM lit donc La Montagne en attendant le début de son match et s'étonne, en parcourant le Propos d'un Montagnard, que son journal soit tombé si bas, lui qui, il y a peu, s'enorgueillissait de publier les chroniques d'Alexandre Vialatte. Il s'interroge sur l'opportunité, dans ce monde de journalistes et de publicistes, de politiciens et d'idéologues, de ne donner la parole qu'aux plumitifs et aux auteurs convenus. Le talent est-il devenu si cher, qu'un journal local ne puisse plus s'offrir sa colonne d'impertinence, d'humour et de poésie ? Ses lecteurs sont-ils devenus si nuls qu'on craint d'infliger cinq minutes d'intelligence à leur notoire médiocrité ?
Car le supporter de l'ASM aime le talent : il le cherche, et parfois le trouve, sur son terrain favori, ce rectangle vert frangé de hautes falaises concrètes et abruptes dont descendent en vagues sonores et renouvelées les cris de ses comparses. Il ne parle pas de philosophie, il ne s'éprend pas de poésie, il ne goûte rien à la danse, s'est tenu éloigné de la littérature, connaît Mozart grâce à la publicité, a fait le tour de la sculpture en contournant Vercingétorix place de Jaude et est allé, pour prendre des nouvelles de ses impôts, un dimanche de pluie, au musée d'art Roger Quillot. Cet art qui l'émeut confusément, par intuition, par obligation aussi, car ses professeurs lui ont inculqué l'adoration de cette nouvelle religion, comme on infligeait le catéchisme en tant que morale à ses ancêtres. Il lui suffit de croire, naïvement et sincèrement, pour être esthète.
Mais il est une affaire sur laquelle il ne transige pas et aime à s'exprimer. Cette affaire, c'est le rugby. Le supporter de l'ASM parle rugby de différentes manières. Il ratiocine des heures durant sur la défense de Brock James ou les progrès de Raphaël Chaume dans le jeu courant. Il assène sans coup férir son expertise en matière de recrutement. Il éructe et s'emporte pendant les matches. Il chante "Allez les Jaunes et Bleus" lorsque la mêlée pousse. Il est silencieux lorsque l'adversaire s'élance pour une pénalité. Il frappe dans ses mains lorsque Morgan Parra s'élance pour une pénalité. Il s'époumone, criant "Allez !", lorsque le ballon est à cinq mètres de l'en-but. Il lance un bon mot qui fait rire toute la tribune. Il siffle quand il ressent l'injustice et gronde lorsqu'il croit voir une faute oubliée. Il pleure les soirs de défaite. Les soirs de victoire, aussi.
Le supporter de l'ASM s'inquiète. Pour sa santé d'abord : lui qui, il y a peu, mangeait le gras du jambon cru et des patates à la crème, déjeune bio et dîne léger. Il n'est plus de maladies qu'il n'a pas : il avale pilules, gélules et antidépresseurs comme les bonbons dans son enfance. Il s'enduit d'onguents, de crèmes et autres préparations. Il en est devenu visqueux. Le supporter de l'ASM s'inquiète surtout pour son emploi. Pour son niveau de vie. Pour le temps qu'il va faire. Pour sa voiture qui est garée dehors. Pour ses repères. Pour tout dire, il se sent un peu perdu. Il ne sait plus s'il doit aimer son pays. Il ne sait plus s'il doit être fier de son histoire ou s'en sentir coupable. Il ne sait pas ce qu'il doit faire de sa jeunesse. Il voudrait foutre un grand coup dans la fourmilière mais il a son petit confort, son travail, sa maison, ses enfants... Il voudrait la peau de ces salauds de financiers mais il balise pour son prêt, pour ses économies et pour la TVA... Il ne croit plus un mot de ce que le gouvernement lui dit mais il continue d'aller voter. Bonne pâte, il se fait toujours prendre par les bons sentiments. Le supporter de l'ASM se contente de ce qu'il a : lui qui, il y peu, partait en guerre tous les trente ans, ne souhaite finalement que la paix, même s'il en a oublié le prix. Il suit le grand troupeau et cela lui convient, malgré tout.
Et pourtant. Et pourtant quelle énergie ! Quelle énergie il est capable de déployer pour construire son abri de jardin ou pour aider un collègue au boulot, ou pour se farder pour le match et s'égosiller deux heures durant, pour tenir un blog sur Internet ou organiser un voyage de supporteurs en Irlande. Car il sait qu'il a en lui une flamme, une envie. Une envie profondément bonne et oblative. Une envie ineffable et irrépressible de vibrer, de s'élever, de communier, d'admirer, de participer, de partager. Cette pulsion magnifique, cette joyeuse motivation, il l'entretient chaque week-end, escalier 10, rang 6, place 78, à cet endroit précis, où, oublieux de tout, il voit sa vie prendre tout son sens.
Que fait le supporter de l'ASM ? Il va de mieux en mieux en attendant la mort. Il attend, avenue de la République, à l'ombre du stade tutélaire, le tramway qui le ramènera chez lui, d'où il repartira demain pour sa journée de travail, où, avec un peu de chance, il aimera faire ce qu'il fait, en pensant déjà, cependant, au prochain week-end.

Et c'est ainsi qu'Allah est grand !