mardi 18 février 2014

Soft Power

Hier matin, le président nous a convoqués. Quand je dis nous, je parle du staff, de l'attachée de presse et de quelques joueurs cadres. J'étais naturellement présent, en compagnie de Jean-Marc, Franck, Roro et Morgan. Nous avons pris place autour d'une table dans une salle sans âme qui est incontestablement la marque du professionnalisme de toute entreprise moderne. A la différence près qu'il y avait un laquais en livrée à l'entrée, qui, au moment où le président entra, aboya d'une voix forte :
- Monsieur le Marquis !
Instinctivement, nous nous levâmes. Jean-Marc fit une révérence en murmurant :
- Mes respects, Monsieur le Marquis,
puis s'agenouilla pour porter la main du président à son front. Morgan ne put alors s'empêcher de le traiter de « fayot » entre ses dents, tandis que Jean-Marc lui adressait un regard réprobateur.
Le président, indulgent, fit se relever Jean-Marc et lui dit avec un sourire paternel :
- Allons, allons, pas de cela ici, je vous prie. Ici, je ne suis que le président, un titre démocratique et républicain certes, que j'endosse cependant avec enthousiasme. Il est vrai que j'ai hérité, par mon père, et selon les plus hautes traditions aristocratiques, du titre de marquis et que je pourrais, comme certains cuistres, en faire un étalage vaniteux en public ou dans la presse : rassurez-vous, ce n'est pas mon genre...
Jean-Marc l'interrompit, en lui remettant une feuille de papier :
- Monsieur le Marquis ?
- Oui ?
Voici le communiqué que j'ai préparé - l'attachée de presse, visiblement fatiguée par une nuit sans sommeil, toussa - je veux dire que nous avons préparée avec le service "Relations publiques".
- Ah ! Merci, Jean-Marc.
Morgan profita du fait que le président chaussait ses lunettes et était plongé dans la lecture pour envoyer une boulette de papier sur Jean-Marc. Celui-ce le fusilla une seconde fois du regard.
- Bien ! fit le président au moment où Jean-Marc s’apprêtait à riposter. J'ai cru comprendre que depuis la fin de la saison 2010, l'arbitrage nous a été défavorable dans certains matches importants. Comme vous le savez j'étais aux States ce week-end - Dieu quel pays ! des gens vraiment très sympathiques, très souriants, mais avec ce soupçon de vulgarité qu'on apprécie chez le gendre de son métayer... Bref j'ai cru comprendre que... vendredi soir, que l'on... que... comment dire ?
- On s'est bien fait enfiler !
C'était Morgan qui avait trouvé les mots justes. Le président, visiblement amusé mais gêné de cette trivialité, réprima un sourire et poursuivit avec une moue bonhomme :
- Oui, comme le dit notre jeune ami avec ce langage imagé qui lui est propre, les décisions arbitrales ne nous ont pas été favorables.
Jean-Marc pointa du doigt un paragraphe de la feuille et renchérit :
- Oui, Monsieur le Marquis, c'est exactement ce que nous avons voulu dire en écrivant que nous attendions "plus d'implication de la part du milieu arbitral".
- Merci Jean-Marc. En effet, je me suis demandé, à ma descente de la Caravelle, si nous ne devrions pas communiquer sur le sujet et j'ai donc souhaité que Jean-Marc nous rédige un texte "coup de poing" pour marquer notre territoire et dire à ce Monsieur Mené ce que nous pensions de ses serfs, je veux dire de ses ouailles !
L'attachée de presse toussa à nouveau. Et Jean-Marc de préciser :
- Oui, enfin, je l'ai rédigé avec l'aide de notre service "Communication".
- Merci Jean-Marc. Alors, que nous dit ce brulot ?
Le président parcourut le papier :
- [Murmure] Sodomie arbitrale ? [le président leva un sourcil] [Murmure] Pipasse ? [le président leva un second sourcil] [Murmure] Incompétent ? [le président fronça les sourcils] [Murmure] Valeurs du rugby - Ah ! Très bien ça ! [Murmure] Travail de fond réalisé par Jean-Marc Lhermet ? [double haussement de sourcils] [Murmure, murmure, murmure].
Le président redressa la tête et parut assez mécontent :
- Mais Jean-Marc, ce n'est pas du tout ce que je vous avais demandé ! Un brulot, certes, pas un palimpseste de jobarderies, comme disent les jeunes ! (Morgan conserva un air interdit) Il faut être plus débonnaire, plus rond, plus pneumatique...
Jean-Marc se rembrunit :
- Ah mais Monsieur le Marquis, c'est exactement ce que j'ai dit au service "Farces et attrapes" ! En même temps, "incompétent", ce n'est pas une insulte...
L'attachée de presse leva les yeux au ciel.
- Bon, reprit le président, je me demande si finalement c'était une bonne idée... Vern, qu'en pensez-vous ?
- Il faut aussi savoir gagner dans l'adversité, président.
Jean-Marc griffonna frénétiquement sur son carnet de notes.
- Oui, pourquoi pas ? fit le président, pensif. J'ai entendu parler de cette théorie... Peut-être pourrions-nous prendre un avis autorisé auprès de mon prédécesseur. Ce cher René, d'extraction médiocre certes, mais toujours animé de ce bon sens paysan des gens simples...
Le président fut alors interrompu par le Te Deum de Marc-Antoine Charpentier. Son téléphone.
- Pardonnez-moi, fit-il implorant, c'est la Marquise ! Allo ? Oui, ma Mie... Vous ne les retrouvez pas ? Avez-vous cherché dans le grand salon ?.. Et dans la chambre bleue ?... Le petit cabinet alors ?.. Non ? Dans l'armurerie peut-être... Non !?.. C'est qu'un domestique les aura emmenées par devers lui dans les communs, alors... Oui... C'est cela... Rappelez-moi...
Il raccrocha.
- Excusez-moi, le château est tellement peu pratique qu'on n'y retrouve rien... Que voulez-vous, l’aïeul Enguerrand a bien fait ce qu'il a pu pour le remanier, mais c'était au temps des Orléanistes et nous étions en froid avec ces coquins...
Le président mit fin à son monologue, alors qu'il déchiffrait l'incompréhension sur les visages de l'assemblée. Pour se redonner contenance, le président avisa Roro :
- Bon ! Aurélien, Qu'en pensez-vous ?
Roro ne réagit pas. Il tapotait sur son ordiphone. De là où j'étais, je pouvais voir qu'il publiait le menu du jour du HPark sur sa page Facebook.
- Roro ! Fit Jean-Marc brusquement, voyant que le président commençait à s'impatienter.
Roro leva la tête, visiblement surpris. Jean-Marc poursuivit :
- Aurélien, Monsieur le Marquis te demande ton avis !
- Eh bien, on est venu avec des intentions et on n'a pas été récompensé contre une grosse équipe de Grenoble. On n'a pas eu de chance avec l'arbitrage mais on doit travailler la concrétisation de nos actions.
Jean-Marc griffonna frénétiquement sur son carnet de notes.
Le président esquissa une moue dubitative.
- Et vous Franck, qu'en dites-vous ?
- J'aimerais bien savoir ce que c'est que cette histoire de rapport précis à la commission centrale de l'arbitrage.
Jean-Marc parut gêné :
- Ben, tu sais, c'est ce que je fais le lundi après-midi... Le service "Prépare-moi un café" a oublié d'ajouter, comme je l'avais bien sûr demandé, "en concertation avec le staff". La procédure est en tout cas bien rodée : j'envoie le rapport par mail à l'adresse que m'a donné Didier Méné : causetoujours@lnr.fr. On fait ça aussi avec l'ERC, mais l'adresse change. C'est : kissmyass@erc.com.
Morgan ne put s'empêcher d'ajouter :
- Avec l'efficacité que l'on sait...
Franck remarqua :
- Je me demande si tous ces efforts sont très utiles, et s'il ne faudrait pas plutôt relancer, comme l'ont proposé Nathan et Jamie, les ateliers "j'te mets une petite mandale discrète dans le ruck ni vu ni connu"... Les bourre-pifs inspirent toujours plus le respect que le spam...
- Bon, coupa le président, on va y réfléchir mais il faut, de toute façon, me reprendre ce texte. Dans ma situation, je ne peux pas me permettre de parler comme un parvenu. Je sais que ce que je vous demande est difficile : râler après les arbitres, leur mettre la pression, mais avec élégance, avec fair-play. Jean-Marc, vous êtes le littéraire de la bande, je vous fais confiance, faites-moi ça proprement. A propos (il s'adressa à l'attachée de presse qui avait de nouveau levé les yeux au ciel), quels media avons-nous ciblé ? L’Équipe ? Midi Olympique ?
L'attachée de presse bredouilla :
- Beuh, non... Plutôt le site Internet du club...
Apparemment contrarié, le président sembla finalement prendre son parti :
- Bon, ça ira pour cette fois. Nous n'en sommes qu'au début d'une longue campagne de lobbying. Mais qu'on se le dise : ils vont voir de quel bois je me chauffe, Morbleu !

Le communiqué final ici.