dimanche 30 septembre 2012

Quand Isabelle parle...

Que devient la femme du XXIème siècle ? Elle travaille dur pendant la journée. S'occupe un peu de ses enfants. Puis regarde des séries américaines le soir à la télévision. Ou alors, elle passe à la dite-télévision. Elle est grande, mince et blonde, les yeux rieurs, le nez retroussé et les dents brillantes et bien rangées. Elle pose des questions aux entraîneurs et aux joueurs sur les bords des terrains de rugby. Vendredi soir à Clermont-Ferrand par exemple.
On la regarde avec un peu d'envie, d'étonnement et de fascination mêlés, car l'homme reste toujours interdit et admiratif devant cette énigme aporétique et spectaculaire que l'on nomme Beauté. Je suis belle, ô mortel, comme un rêve de pierre...
Le problème de la beauté, c'est qu'elle interpelle, elle distrait, elle divertit, elle inhibe. Elle fait faire des choses insensées, des passes impossibles après contact, des prises d'intervalles risquées et des actions individuelles héroïques mais inefficaces. Elle trouble le jugement des arbitres vidéos. Elle rend les joueurs de rugby rêveurs et négligents, elle les empêche de voir les trous béants laissés dans la défense ! Les Fidjiens sont insensibles à la Beauté. Du moins à cette beauté-là... Et pendant que certains étourdis se laissent détourner par la mémoire de leur cœur adolescent, les Fidjiens, eux, s'infiltrent, percent et marquent des essais !
22 - 7 à la trente-et-unième...
Dans cette situation, je ne sais faire qu'un chose : envoyer Dany Kotze sur le banc le temps qu'il reprenne ses esprits et descendre moi-même de mon mirador pour mieux voir et me faire voir. Lorsque j'arrive en bord de touche, j'ai un vague sentiment de jalousie : David Auradou se fait interviewer. Lorsque Isabelle Ithurburu pose une question, on n'écoute pas la réponse. On continue de regarder Isabelle Ithurburu.
Je reçois aussitôt un SMS de ma femme :
- Si tu réponds aux questions de cette blondasse vulgaire et décolorée en leggings, ne cherche même pas à retrouver le chemin de la maison ce soir. Bon match mon amour !
Je crois que David Auradou aura reçu par la suite un message du même genre car il refusera peu après les interviews jusqu'à la fin du match...
Je finis par briser l'envoûtement. Eurêka ! Brock James est marié à un mannequin ! Je l'envoie sur le terrain pour régler tous nos problèmes. Et voilà comment l'ASM a vaincu la Beauté.
A la fin du match, chacun fait semblant de rien et cherche des causes rationnelles à ce début catastrophique. Les femmes ne sont pas encore invitées dans les vestiaires des hommes...
Je croise Gerhard Vosloo qui revient de la tribune de presse. Je le croyais chez lui :
- Tiens Gerhard, tu es allé voir Isabelle ?
Il me regarde étonné (j'ai un peu honte) et me répond d'une voix de terminator :
- Qui ça ? Non, je suis allé voir Bertrand Guillemin pour le prévenir que la prochaine fois qu'il commenterait l'un de nos matches avec un tel parti pris, je lui pèterai les genoux à coups de barre de fer.
Effectivement, cela va devenir de plus en plus difficile de gagner des matches si les femmes, les arbitres vidéos et les commentateurs sportifs sont contre nous...

mardi 25 septembre 2012

La Belle Vie

Ce matin, je suis passé au centre de formation, histoire de motiver un peu les jeunes et de discuter avec eux, avant le début de la saison "Espoirs". Parmi ces types, certains vont devenir professionnels, d'autres auront le destin d'une étoile filante, d'autres encore auront des ennuis personnels qui les priveront d'une belle carrière, d'autres enfin auront l'opportunité de faire tout autre chose que du rugby et s'en trouveront beaucoup mieux. Bref, c'est la vie. Une chose est sûre, c'est qu'ils ont une chance extraordinaire : la chance d'avoir un talent qui leur permet d'aller jusqu'au bout de leur passion, voire d'en vivre, la chance d'avoir été détectés et recrutés par l'ASM, la chance de fréquenter des grands joueurs au quotidien, la chance d'être en bonne santé, en pleine possession de leurs moyens physiques et intellectuels (quoique, pour certains, j'ai des doutes...), la chance, enfin, de vivre dans le confort et la paix. J'aurais même tendance à dire qu'ils ont le devoir d'être heureux, même si le bonheur ne se commande pas... En tout cas, ils n'ont pas le droit de se comporter en enfants gâtés. J'y veille personnellement...
En partant, j'ai vu deux jeunes qui s'esclaffaient bruyamment autour d'un téléphone soi-disant "intelligent" (si si, vous savez, ces téléphones dont les opérateurs utilisent les mêmes technologies que les dictatures du Moyen Orient pour fliquer les opposants...).
Je me suis approché, toujours attiré par une joie communicative, un peu curieux aussi de savoir ce qui provoquait une telle hilarité chez notre belle jeunesse. Ils se sont immédiatement mis au garde à vous et se sont arrêté de rire. J'ai tenté de les remettre à l'aise :
- Repos, vous pouvez fumer ! Je venais juste voir ce qui vous faisait marrer...
En fait, ils suivaient le site "Vie de Merde".
- Vie de Merde ? leur ai-je demandé.
- Oui, Coach, c'est comme ça que ça s'appelle. Des gens racontent leurs petits malheurs de la vie quotidienne.
- Des gens... Vous voulez dire, des gens comme nous, qui habitent en Europe, et qui possèdent un ordinateur, un téléphone mobile, un écran plat et une carte de fidélité d'une marque de grande distribution ? Ceux pour qui : attendre sans rien faire dans un aéroport à cause d'un volcan est "horrible", avoir un chef avec qui on ne s'entend pas est "atroce", passer une heure dans les embouteillages est "infernal", ne pas pouvoir mettre en ligne son blog à cause d'une coupure internet est "insupportable" ?..
Ils se sont regardés, un peu surpris :
- Euh... Oui, Coach, c'est à peu près ça...
- Et ils appellent ça "Vie de Merde" ?
- Oui, Coach...
L'un d'eux, pensant me faire plaisir, a ajouté :
- On va en poster un, d'ailleurs : "Je m'appelle Benjamin Boyet et j'ai quitté Bourgoin pour signer à Bayonne. VDM"
Et les deux de pouffer...
Je me suis adressé au détenteur du smart-phone :
- Tu veux bien me le prêter ?
Il me l'a donné, obéissant. Je faisais semblant de tapoter sur l'écran :
- Je vais t'en écrire un aussi : "Hier, mon fils de 16 ans est parti au combat pour la révolution. Il a été pris dans une embuscade et on n'a retrouvé de lui que la tête. VDM." Une autre ?
Je devais les regarder avec un air un peu intimidant, car ils semblaient effrayés.
- Vie de merde... Attends voir... (je mimais une profonde réflexion) "J'habite en Afrique dans la région des Grands Lacs. Hier, des rebelles ont tout dévasté, ils ont violé ma mère et ma sœur sous mes yeux avant d'exécuter tous les villageois. Je suis le seul survivant. VDM." Encore que, non, il a survécu : il a eu de la chance, c'est trop optimiste... (Moi, reprenant avec enthousiasme) : Vie de merde ! "Je suis d'Aguelhok, au Mali. L'autre jour, mon frère a été placé dans un trou avec sa compagne illégitime pour être lapidé par des Islamistes. Ils avaient deux enfants". Est-ce que cela vous convient ?
Puis, sans autre forme de procès, j'ai violemment balancé le téléphone contre le mur. Le bidule a explosé en une multitude de particules élémentaires, avec autant de vide entre elles qu'entre les atomes d'une molécule.
Je les ai alors laissés, abasourdis, en leur disant :
- Ne vous inquiétez pas, je vous en ferai parvenir un neuf, du dernier modèle. Et croyez-moi : ne perdez plus votre temps avec ces enfantillages. La vie est trop belle et trop précieuse pour la prendre avec tant de désinvolture. Vivez, entreprenez, expérimentez, prenez des risques, donnez tout ce que vous pouvez, ne vous résignez jamais, n'ayez que des remords et aucun regret, visez haut, ayez de l'ambition pour vous et pour les autres ! C'est le moins que vous puissiez faire pour ceux qui ont vraiment une vie de merde... Et encore, je suis sûr que ceux-là trouveraient insultant qu'on ramène leur existence à de l'excrément
Là-dessus, je me suis éloigné en sifflotant Always look on the bright sight of life des Monty Pythons...

mercredi 19 septembre 2012

Romain, as-tu du coeur ?

J'ai reçu hier un message de l'arbitre international Romain Poite. Il me paraissait nécessaire de vous faire partager ce moment de doute dans la vie d'un grand artiste. Nous sommes bien peu de choses...

Mon cher Vern,

Je t'écris cette lettre car je pense que tu seras en mesure de comprendre ma douleur profonde et mon désarroi secret. Il y a peu, j'étais arbitre de touche pour le match Nouvelle Zélande - Afrique du Sud. Un job sans risque, bien payé, au Pays du Long Nuage Blanc, pour une rencontre à l'issue certaine. J'étais loin de m'imaginer que cet épisode serait l'un des drames les plus absolus de ma carrière d'arbitre et de ma vie d'homme.
Pour bien comprendre l'enchaînement infernal qui m'a conduit à l'une des plus grandes forfaitures d'une existence pourtant inévitablement entachée de nombreuses sodomies arbitrales, revoyons la scène au ralenti :
Oui, je sais que vous êtes nombreux à avoir apprécié ce petit moment de bliss, celui où la vengeance divine se mêle à la vindicte populaire, cet instant de triomphe de la justice immanente, incarné par ce numéro 17 dont le nom m'échappe déjà, qui inflige le châtiment trop longtemps ajourné. A votre place, j'aurais eu, aussi, ce plaisir malsain.
Mais j'étais devenu en quelques secondes le héros involontaire d'un dilemme cornélien, d'une aporie intime, d'une double contrainte (une sorte de placage à deux psychologique), en bref, d'un conflit d'intérêt : Richie McCaw, comme à son habitude, campait sur le côté du ruck. Il faisait griller des saucisses au barbecue, ou bien il prenait le soleil en pensant à autre chose, ou encore, il lisait le dernier article de la Boucherie Ovalie, à moins qu'il ne fut en train de participer à l'action de jeu alors qu'il était à terre. Comme à son habitude, en toute impunité. C'est alors que le doigt de Dieu, ou plutôt, l'avant bras de Dieu, a foudroyé de sa puissance céleste le meilleur tricheur du monde, sans que l'arbitre central n'y trouve quoi que ce soit à redire. Oh ! Que d'images se sont précipitées dans mon esprit à cet instant. J'ai revu en accéléré et en noir et blanc toutes les phases au sol de la finale de la dernière coupe du monde. Mon sang de Français n'a fait qu'un tour. Au plus profond de moi, née de je ne sais quel instinct patriote et chauvin, une voie forte aux mâles accents s'est élevée et a crié : "VENGEANCE !"  Je tenais en effet entre mes mains la revanche d'un peuple meurtri.
J'aiété faible. Oui, je te l'avoue, Vern, j'ai été faible. Je ne suis pas de la race des De Gaulle, des  Aung San Suu Kyi, des Mandela ou des Charlie Hebdo. Derrière moi, le public grondait et réclamait sa punition. Je n'étais pas de taille. J'ai appuyé sur le bouton. Number seventeen. Hit in the face. Yellow card. C'était fini.
Ô destinée contraire, ô décision fatale, ô gloire inaccessible ! Je ne serai jamais héros.
Il fallait que je partage cela avec quelqu'un. C'est toi que j'ai choisi, Vern, toi, le sphinx de la rectitude, toi, le fakir de la souffrance muette, toi, qui a préféré l'exil pour accomplir ton destin tordu. J'espère que tu me comprendras.
Bien à toi.
Romain Poite

lundi 17 septembre 2012

Escalier 10, rang 6, place 78

Que devient le supporter de l'ASM ? Il est installé en tribune Phliponneau, escalier 10, rang 6, place 78. Il vieillit et prend du poids. La modernité l'a élevé. Il s’assoit dans une belle tribune neuve et propre, là où, il y a peu, n'existaient que des gradins désertés et battus par le vent du Nord, trop content de descendre, lorsque le foehn ne lui fait aucun effet, de Chanturgue vers Montferrand, où il fait tout de même meilleur qu'à la Croix de Ternant. Ce pauvre Chanturgue, déserté par les vignes, les maisons et les routes, et même par les batailles contre les Romains, que continue de s’approprier son lointain cousin, bien en chère, Merdogne-Gergovie, se désole quant à lui de ne plus peupler ses mornes dimanches de banlieue industrielle par le spectacle du rugby, désormais caché de sa vue. Il n'a plus qu'à tenter de deviner ce qui se dissimule derrière ce mur qui s'anime miraculeusement deux heures tous les quinze jours.
Le supporter de l'ASM, bien assis, bien au chaud, bien au sec, s'embourgeoise. Il possède deux automobiles, part en vacances chaque année à Vias-Plage, qui, il y a peu, s'appelait Farinette. Il a pris de l’embonpoint, mais, comme c'est un homme du XXIème siècle, il se soigne en faisant du sport, préférant perdre l'excès plutôt que se contenter de manger moins. Tout cela, bien sûr, à perte : d'argent, tout d'abord, car il mange toujours plus. De temps, ensuite, car il grossit encore.
Le supporter de l'ASM est un technophile : lui qui, il y a peu, entortillait le fil du téléphone autour de son doigt et avait les ordinateurs en horreur, passe désormais par le Desktop avant le Shutdown. il a un téléphone intelligent, une boîte Internet, un cinéma à domicile, un amplificateur haute-fidélité, le tout en anglais, car il est bien connu que la technologie fonctionne beaucoup mieux dans une langue qu'on ne maîtrise pas, asiatique ou américaine si possible. Il ne possède pas de tableau, sauf un, qui s'anime le soir, à la veillée, et projette sur les murs de son pavillon avec jardin des ombres lancinantes qui rappellent celles que le feu faisait danser dans la ferme de ses ancêtres.
Le supporter de l'ASM est un rêveur : il rêve de sa maison diaprée des couleurs chamarrées et fétiches mises au goût du jour par une décoratrice télévisuelle de grande popularité. Il a planifié un long voyage vers des terres chaudes, australes et inconnues, dont il ne sait pratiquement rien, mais dont il est à la mode de s'enticher, et pour lesquelles la date de départ est incessamment reportée, à cause du boulot, du temps, des travaux, de l'argent, des enfants... Il rêvait justement, il y a peu, d'une situation pour eux, mais ceux-ci l'ont rendu lucide : ils feront ce qu'il leur plaira, et, surtout, ce qu'ils pourront, l'essentiel étant, bien sûr, qu'ils soient heureux et épanouis.
Le supporter de l'ASM sait tout et voit tout : lui qui, il y a peu, baignait dans une bienheureuse ignorance, écoute, à longueur de journée, jusqu'à l'intoxication, dans sa voiture, au travail ou à son domicile, le même bulletin qui lui répète sans cesse la même nouvelle, qui, de ce fait, se périme aussi vite qu'elle est annoncée. Il ingère sans discontinuer un salmigondis indigeste d'informations parcellaires, inutiles et contradictoires qui lui donnent l'impression d'être dans le mouvement du millénaire, mais aussi, le vague sentiment de se faire bourrer le mou. Un résidu, sans doute, de ce bon sens paysan que l'hérédité lui a légué, mais dont la puissance est encore insuffisante pour lui faire se rendre compte qu'on s'aperçoit du temps qu'on a perdu à lire le journal lorsqu'on s'est arrêté de le lire.
Le supporter de l'ASM lit donc La Montagne en attendant le début de son match et s'étonne, en parcourant le Propos d'un Montagnard, que son journal soit tombé si bas, lui qui, il y a peu, s'enorgueillissait de publier les chroniques d'Alexandre Vialatte. Il s'interroge sur l'opportunité, dans ce monde de journalistes et de publicistes, de politiciens et d'idéologues, de ne donner la parole qu'aux plumitifs et aux auteurs convenus. Le talent est-il devenu si cher, qu'un journal local ne puisse plus s'offrir sa colonne d'impertinence, d'humour et de poésie ? Ses lecteurs sont-ils devenus si nuls qu'on craint d'infliger cinq minutes d'intelligence à leur notoire médiocrité ?
Car le supporter de l'ASM aime le talent : il le cherche, et parfois le trouve, sur son terrain favori, ce rectangle vert frangé de hautes falaises concrètes et abruptes dont descendent en vagues sonores et renouvelées les cris de ses comparses. Il ne parle pas de philosophie, il ne s'éprend pas de poésie, il ne goûte rien à la danse, s'est tenu éloigné de la littérature, connaît Mozart grâce à la publicité, a fait le tour de la sculpture en contournant Vercingétorix place de Jaude et est allé, pour prendre des nouvelles de ses impôts, un dimanche de pluie, au musée d'art Roger Quillot. Cet art qui l'émeut confusément, par intuition, par obligation aussi, car ses professeurs lui ont inculqué l'adoration de cette nouvelle religion, comme on infligeait le catéchisme en tant que morale à ses ancêtres. Il lui suffit de croire, naïvement et sincèrement, pour être esthète.
Mais il est une affaire sur laquelle il ne transige pas et aime à s'exprimer. Cette affaire, c'est le rugby. Le supporter de l'ASM parle rugby de différentes manières. Il ratiocine des heures durant sur la défense de Brock James ou les progrès de Raphaël Chaume dans le jeu courant. Il assène sans coup férir son expertise en matière de recrutement. Il éructe et s'emporte pendant les matches. Il chante "Allez les Jaunes et Bleus" lorsque la mêlée pousse. Il est silencieux lorsque l'adversaire s'élance pour une pénalité. Il frappe dans ses mains lorsque Morgan Parra s'élance pour une pénalité. Il s'époumone, criant "Allez !", lorsque le ballon est à cinq mètres de l'en-but. Il lance un bon mot qui fait rire toute la tribune. Il siffle quand il ressent l'injustice et gronde lorsqu'il croit voir une faute oubliée. Il pleure les soirs de défaite. Les soirs de victoire, aussi.
Le supporter de l'ASM s'inquiète. Pour sa santé d'abord : lui qui, il y a peu, mangeait le gras du jambon cru et des patates à la crème, déjeune bio et dîne léger. Il n'est plus de maladies qu'il n'a pas : il avale pilules, gélules et antidépresseurs comme les bonbons dans son enfance. Il s'enduit d'onguents, de crèmes et autres préparations. Il en est devenu visqueux. Le supporter de l'ASM s'inquiète surtout pour son emploi. Pour son niveau de vie. Pour le temps qu'il va faire. Pour sa voiture qui est garée dehors. Pour ses repères. Pour tout dire, il se sent un peu perdu. Il ne sait plus s'il doit aimer son pays. Il ne sait plus s'il doit être fier de son histoire ou s'en sentir coupable. Il ne sait pas ce qu'il doit faire de sa jeunesse. Il voudrait foutre un grand coup dans la fourmilière mais il a son petit confort, son travail, sa maison, ses enfants... Il voudrait la peau de ces salauds de financiers mais il balise pour son prêt, pour ses économies et pour la TVA... Il ne croit plus un mot de ce que le gouvernement lui dit mais il continue d'aller voter. Bonne pâte, il se fait toujours prendre par les bons sentiments. Le supporter de l'ASM se contente de ce qu'il a : lui qui, il y peu, partait en guerre tous les trente ans, ne souhaite finalement que la paix, même s'il en a oublié le prix. Il suit le grand troupeau et cela lui convient, malgré tout.
Et pourtant. Et pourtant quelle énergie ! Quelle énergie il est capable de déployer pour construire son abri de jardin ou pour aider un collègue au boulot, ou pour se farder pour le match et s'égosiller deux heures durant, pour tenir un blog sur Internet ou organiser un voyage de supporteurs en Irlande. Car il sait qu'il a en lui une flamme, une envie. Une envie profondément bonne et oblative. Une envie ineffable et irrépressible de vibrer, de s'élever, de communier, d'admirer, de participer, de partager. Cette pulsion magnifique, cette joyeuse motivation, il l'entretient chaque week-end, escalier 10, rang 6, place 78, à cet endroit précis, où, oublieux de tout, il voit sa vie prendre tout son sens.
Que fait le supporter de l'ASM ? Il va de mieux en mieux en attendant la mort. Il attend, avenue de la République, à l'ombre du stade tutélaire, le tramway qui le ramènera chez lui, d'où il repartira demain pour sa journée de travail, où, avec un peu de chance, il aimera faire ce qu'il fait, en pensant déjà, cependant, au prochain week-end.

Et c'est ainsi qu'Allah est grand !

lundi 10 septembre 2012

Comment devenir un tueur en série ?

Lundi matin. Retour à l'entraînement. Franck est déjà arrivé et a mis le groupe au travail. Une étrange silhouette se dresse à ses côtés. De dos, je ne parviens pas à l'identifier comme un membre du staff. On dirait qu'il porte une cagoule. Les joueurs sont en demi-cercle autour des deux hommes et paraissent perplexes. Je m'approche. L'inconnu porte effectivement une cagoule, ainsi qu'un justaucorps moulant de couleur sombre. En avançant, je distingue entre l'inconnu et les joueurs une sorte de piédestal surmonté d'une hache. Oui, c'est bien cela : un billot !
Enfin, j'arrive à hauteur de Franck. Il m'adresse un sourire et me dit :
- Vern, je te présente Charles S., bourreau.
L'homme cagoulé se tourne vers moi et me tend une main solide, mais froide. La perplexité me gagne à mon tour en envisageant le convive des dernières troisièmes mi-temps. Franck reprend :
- Charles est là dans le cadre de notre stage : "Comment tuer un match ?" Il est l'animateur du premier travail pratique de cette journée, qui sera aussi tactique que ludique.

* * *
Le bureau de Jean-Marc : il est au téléphone :
- Non Madame, vous n'êtes pas au service "Pneumatiques pour engins agricoles". Oui, je sais, c'est le numéro qu'ils vous ont donné au standard, mais je vous assure que je ne travaille pas chez Michelin, enfin plus maintenant, enfin un peu quand même, enfin, c'est compliqué, bref ! De toute façon, je ne m'occupe pas des tracteurs !.. C'est ça. Qui je suis ? Jean-Marc Lhermet. Oui... Oui... Ah non, désolé, je ne m'occupe pas non plus des abonnements au stade. Oui... Oui, je sais, c'est dommage. Non... Voila... Oui, c'est ça, rappelez plutôt à l'occasion. Au revoir, Madame, bonne journée.
Il raccroche, excédé.
- Ah ! Vern, salut ! J'en ai vraiment marre de ce téléphone. Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai l'impression que notre standard est toujours raccordé à celui des usines Michelin... Quel bon vent t'amène ?
- Est-ce que tu pourrais m'expliquer pourquoi les joueurs sont en train de faire une séance tactique avec un bourreau plutôt que le debriefing vidéo que j'avais prévu ?
- Ah ! Le débriefing ? Oh, tu sais, Vern, pour s'apercevoir que le Racing ne sait toujours pas jouer des surnombres extérieurs et que s'entêter à faire des passage en force dans l'en-but adverse alors qu'on sait très bien que le ballon sera caché à la vidéo, pas besoin de démarrer le home cinéma... Non, je me suis dit qu'il serait plus utile d'apprendre aux joueurs à (il contracte son visage en un rictus effrayant) tuer les matches.
- ?
- Ne fais pas cet air étonné, tu sais très bien de quoi je veux parler, ça dure depuis la fin de la saison dernière : ça sert à rien de faire du beau rugby si on n'est pas des killers. Regarde le Stade Toulousain. Maître Guy a fait de ses joueurs des tueurs en série ! Alors c'est sûr, en ce moment, il sont plus dans une perspective d'assassinats en masse à la Manson murders que dans celle d'un psychopathe sophistiqué à la Seven. Mais, l'essentiel, c'est que la bête trépasse ! Le degré de souffrance et de torture psychologique importe peu !
- Mais enfin Jean-Marc, un bourreau ! Je ne savais même pas qu'il en existait encore...
- Tu m'étonnes, ça n'a pas été facile d'en trouver un encore d'aplomb. Un coup de chance. En plus, il avait gardé tout le matériel. D'après les rumeurs, un des tout meilleurs de sa génération. Bien sûr, pas la même expérience que ses grands anciens, plus spécialisé aussi, moins artisanal, plus pro, quoi ! Dédé Boniface le trouvait vulgaire, mais bon, qui s'en soucie ? En tout cas, Bakkies Botha m'en a dit beaucoup de bien.
- Non mais attends ! On parle de quoi, là ?
- On parle rugby, Vern ! On parle destronchage en règle, écrasement du cartilage auriculaire et arthrose à quarante ans ! On va pas continuer à faire des demi-finales à répétitions pendant quinze ans. Alors oui, bien sûr, on joue comme le Leinster... Sauf que le Leinster, eux, ils marquent des essais et, surtout, ils tuent les matches ! Donc, je me suis dit que cette journée serait très utile pour mettre les joueurs dans les bonnes conditions psychologiques pour aborder la saison.
- C'est à dire ?
- C'est à dire : pas de quartier ! Tu sais, Vern, il faut du vice et de la cruauté pour gagner. Alors c'est sûr, vous, les Kiwis, comme les Landais, vous avez du mal à comprendre ça. Vous pensez encore que le rugby est un acte gratuit, beau, esthétique. Que la victoire vient de la qualité du jeu et de la supériorité intrinsèque de l'équipe. Mais en France, ça ne marche pas comme ça ! Ça se saurait si le plus élégant l'emportait à tout coup ! La cravate, c'est sur le terrain, pas au dîner officiel !
- Bon, d'accord, et comment tu t'y prends ?
- Ah ! Je savais que tu serais compréhensif ! D'abord, petite information générale et technique avec le bourreau, histoire de bien cerner le sujet et de se mettre dans l'ambiance. Ensuite, conférence d'un criminologue sur la meilleure façon de tuer un match : mort par sodomie arbitrale, désintégration de la mêlée adverse, réalisme glacé, etc... suivie d'une instruction par un militaire du 92è RI : "23 manières de tuer avec les mains". Puis, travail dirigé : "Comment faire disparaître le corps ?" (très important de faire ça proprement). Enfin, conclusion de la journée par la diffusion d'un reportage sur les plus grands match-winners de notre époque : Wilkinson, O'Driscoll, Amin Dada, Poutine...
Jean-Marc avait l'air particulièrement fier de son programme et me toisait, satisfait. D'une certaine manière, il m'avait tué...
Alors que je le quittais, résigné, il me tendis un livre :
- Ah ! J'oubliais. Tu donneras ça à Brock. C'est Nathan qui me l'a prêté. Morgan l'a déjà lu.
C'était le livre de Robert Merle : "La mort est mon métier"...

lundi 3 septembre 2012

Sous le plus grand chapiteau du monde

Ce matin, Franck est arrivé à l'entraînement avec un grand sac de sport floqué "LNR". Il l'a posé par terre, l'a ouvert et s'est mis à donner consciencieusement aux joueurs, en lieu et place des chasubles habituelles, des tutus roses et des déguisements.
Comme je n'étais pas de (trop) mauvaise humeur ce lundi (c'est pas tous les week ends qu'on passe cinquante pions à l'USAP), je l'ai pris sur le ton de la blague :
- Eh ben, Franck, que se passe-t-il ? C'est Mardi Gras ?
Alors que les joueurs, mi-incrédules, mi-amusés, étaient en train de plaisanter sur leurs tenues respectives, Franck, lui, n'avait pas l'air de rigoler :
- C'est la Ligue. J'applique les consignes.
Et il a continué silencieusement, le visage fermé, sa distribution. J'avoue que je commençais à trouver cela vraiment drôle, surtout quand j'ai vu Elvis en bavaroise avec des couettes blondes. Il faisait la belle et chauffait Morgan en lui demandant s'il voulait de sa Schnitzel... Sacré Elvis, toujours le mot pour rire... Morgan a commencé à lui tirer les cheveux et à lui arracher sa culotte de peau. Franck ne le voyait pas de cet oeil et il s'est mis à gueuler dans le vestiaire :
- OH ! Ça va bien les gars !  Je vous préviens tout de suite que vous n'avez pas intérêt à abimer vos nouvelles tenues de travail !
Comme il avait décidément l'air très sérieux, je l'ai entraîné avec moi à l'extérieur pour quelques explications.
- Je te l'ai dit, Vern, nouvelles consignes de la Ligue ! Le rugby est un spectacle. Donc il faut que les mecs rentrent avec un nez rouge sur le terrain et que le public en ait pour son argent. D'un autre côté, 270% d'augmentation du prix de l'abonnement à la tribune Auvergne depuis 1999, je comprends que les gens deviennent exigeants...
- OK, Franck. Je comprends l'idée... Mais bon, maintenant, la plaisanterie a fait long feu...
- Au contraire, Vern, au contraire, elle ne fait que commencer : je vais faire ajouter une "UV métiers du cirque et des arts de la rue" au programme du centre de formation : ce serait sympa que les joueurs entrent sur la pelouse en faisant tourner des assiettes sur des bâtons, debout sur des éléphants. J'avais pensé aussi à un spectacle de chiens savants qui sauteraient par-dessus des ballons et des plots...
Il s'interrompit, pensif, puis reprit :
- Bien sûr, on n'aura jamais les moyens du Stade Français, mais j'avais pensé qu'une ou deux effeuilleuses... l'été, naturellement... pourraient chauffer l'ambiance avant les matches... Non parce que tu vois, Vern, la "Petite Mêlée", ça suffit plus...
Songeur à nouveau, puis le visage s'éclairant :
- Peut être que Jamie pourrait rentrer sur le terrain en Harley et insulter le public comme dans les "Super Stars du catch" ?
Moi, ironique :
- Ouais, ou bien les joueurs animeraient un show de Chipendales à la mi-temps ?
Lui, plus premier degré que jamais :
- Ah ouais ! Pas con ! J'y avais pas pensé ! Je vais de ce pas en parler à Jean-Marc...

Pendant ce temps là, les joueurs avaient débuté l'entraînement : Kevin présentait son spectacle de prestidigitateur : il ralentissait tous les objets qu'il touchait : ballons de rugby, combinaisons, phases de jeu... Impressionnant. Morgan, lui, avait opté pour la facilité : un one-man-show, intitulé : "Claquez-moi si vous pouvez", co-écrit avec Marc-Olivier Fogiel. A ne pas montrer à Bakkies Botha... Roro avait un numéro de claquettes très convainquant, Nathan devenait invisible, Jean-Marcellin, décidément très à l'aise, faisait de la retape à l'entrée d'un chapiteau sur lequel un panneau indiquait : "Unique au Monde - Merveilles et autres Curiosités de la Nature". Curieux, j'entrais. Jamie était "L'homme le plus fort du monde", David "L'homme le plus fragile du monde", Doming' exhibait ses tatouages, le Zen frappait les esprits par la taille de son appendice nasal, quant au Tube... bref, vous m'avez compris... En sortant du chapiteau, je m'attendrissais devant le numéro monté par Brock et Jubon : ils étaient mûrs pour "X Factor". C'était une sorte de son et lumière très complexe, avec un scénario extrêmement inventif, beaucoup d'humour et de rebondissements : on partait en voyage dans un monde fantastique, de beauté et de perfection, Julien incarnait un vieux maître des arts martiaux et Brock une sorte de bouddha mystique et omniscient. Pas très spectaculaire, mais vraiment très bien...
Et, partout dans le stade, des perroquets diaprés, des hommes-orchestres, des explosions suivies de fumées blanches, Julien Pierre en dresseur de tigres, Davit le briseur de chaines, des cochons volants, des otaries applaudissant et des démonstratrices de téléachat attifées en danseuses du Lido...
Poursuivant mon exploration, j'avisais, au centre du terrain, un Monsieur Loyal. Dressé sur un escabeau, il appâtait le chaland d'une voix forte, l'air impassible. Les gens lui jetaient des détritus, d'autres se moquaient de lui. En m'approchant, je reconnus M. Berdos :
- Approchez, Approchez, Mesdames et Messieurs ! Soyez les bienvenus dans le Plus Grand Cirque du Monde ! Venez voir les fauves : Gerhard Vosloo, Chris Masoe, Pascal Papé ! Venez voir les danseuses : Morgan Parra, Frédérick Michalak, Sébastien Chabal ! Venez voir les clowns : Mourado Rigolo, Pierre-Yvo Ravioli, l'Auguste Galthio ! Venez voir les magiciens : le Grand Maître Guy, Bernard l'Escamoteur, Alain l'Affleflou ! Venez voir des numéros à couper le souffle : le match du vendredi soir, la mêlée la plus refaite du monde, l'essai à zéro passe ! Des jongleurs, des acrobates, des bonimenteurs, des cracheurs de feu, des avaleurs de sabre, des contorsionnistes, des unijambistes, des sauvages venus des Antipodes et des femmes à barbe ! Tout ça, réuni, spécialement pour vous et en exclusivité, sous les micros, les flashes et les caméras ! Vous ne manquerez rien, et rien, c'est encore beaucoup ! Et, naturellement, j'aurai l'immense plaisir, honneur et privilège, de scander le spectacle de mes savoureuses interventions et de mes bons mots ! Approchez, Approchez, Mesdames et Messieurs ! Vous n'en reviendrez pas...
Je m'éloignais, à demi abruti par cette logorrhée.
Je me dirigeai vers le bureau de René, pensant qu'il était temps de mettre fin à la mascarade. Je frappai. Pas de réponse. Je frappai à nouveau, puis poussai la porte prudemment. Une atmosphère étrange m'accueillit. J'aperçus, dans une pénombre diaphane, dans une glace encadrée par des ampoules, le visage de René, grimé en clown triste. Il parfaisait le contour des ses lèvres au rouge à lèvres. Une fausse larme coulait de son œil droit. Il n'avait pas encore mis sa perruque et le contraste entre son crâne ridé et son visage rendu glabre et lisse par le maquillage lui donnait un aspect inquiétant. Il semblait une vision de la décadence. René, levant les yeux en biais, me lança à travers la glace un regard dont la tristesse était accentuée par son fard :
- Entre Vern, dit-il d'une voix faible mais posée.
- René, toi aussi ?
- Et oui, Vern. C'est ainsi... Ze chô meuste go ône. Toi aussi, tu y viendras. Les gens veulent du spectacle.
- Mais veulent-ils de ce spectacle ?
- Hélas, poursuivit-il en tripotant la légion d'honneur qu'il avait épinglée sur son justaucorps blanc, plus personne n'est près à accepter la déception de la médiocrité d'un mauvais match. Il faut que, chaque weekend, partout en France, tout soit réglé comme du papier à musique, qu'on relance du parking, qu'on passe après contact et qu'en plus, on plaque comme des robots. Même les Anciens, pourtant pas avares en matches immondes, lorsqu'ils n'étaient pas arrangés, y vont de leur complainte du "c'était mieux avant"... C'est sûr qu'en 67, tous les dimanches, à Mont de Marsan, c'était rugby champagne... Moi, j'ai bien essayé de leur dire que Sivivatu, Giteau ou Ouedraogo valaient bien Estève, Sella ou Benetton, j'ai essayé de leur dire que le sport, le jeu, ce sont de longues heures pénibles et ennuyeuses, pour quelques instants de grâce, qui, d'ailleurs, ne viennent parfois jamais... Mais bon, rien n'y a fait : ils sont intoxiqués, il leur en faut toujours plus, et toujours plus cher...
Il marqua un silence, soupira, enfila sa perruque, se leva, se retourna pour quitter la pièce et me dit en me croisant :
- Tu fermeras la porte en partant, Vern. Je dois te laisser, j'ai une interview sur Canal +. Si tu veux, il y a des nez rouges et des nœuds papillons farceurs dans le tiroir...
Et je le vis s'éloigner, clopin-clopant, chaussé de ses longues chaussures blanches et coiffé de son chapeau pointu...