lundi 18 mars 2013

Trou de la Sécu

Ludo et Kevin étaient tranquillement assis dans la salle de repos en train de faire des sudokus et lire des magazines pour hommes, quand Morgan est revenu du Tournoi.
- Salut les COTOREP ! a-t-il lancé jovialement, et si sympathiquement, comme à son habitude.
Kevin et Ludo n'ont d'abord pas vraiment fait attention, habitués qu'ils sont de ces incises pertinentes et impayables. Mais ils ont aussitôt après levé la tête avec circonspection, certainement alertés par un bruit inhabituel, celui des béquilles sur le carrelage. Ludo et Kevin se sont consultés du regard, interdits, puis se sont tournés vers Morgan :
- Merde, tu es blessé ! a fait Rado.
- What happened ? a renchéri Kevin.
- Putain les gars, vous regardez pas les matches du tournoi ?
Ludo et Kevin ont eu l'air un peu gêné...
- Euh... Ben ouais... Tu sais... Y'avait The Voice... Et puis au début on a cru que c'était Le Plus Grand Cabaret du Monde - Le Bêtisier. Alors, tant qu'à regarder un spectacle commercial, autant voir de vrais artistes... Et puis question "jury" et debriefing, Jennifer est plus mignonne que Jacques Verdier...
- OK, ça va les gars, vous fatiguez pas, j'ai compris. D'un autre côté, je vous pardonne, moi aussi je me suis cassé avant la fin...
Kevin a alors osé un :
- Et... Ta blessure... C'est grave ?
- Ouaip, quatre semaines minimum, peut être plus...
Kevin et Rado ont alors pris l'air intelligent de ceux qui calculent dans leurs têtes... Puis l'air inquiet de ceux qui voient leurs vacances s'évaporer :
- Mais alors Toulon... Et le quart de finale...
- Et ouais les pygmées ! Vous allez faire remonter les statistiques RSE de la boite en temps de travail de minorités visibles !
Kevin et Ludo ont commencé à paniquer :
- Ah mais non ! C'est pas possible ! Nous on a signé pour les doublons et Mont-de-Marsan ! On veut bien dépanner pour Castres et Bayonne, grand maximum, mais au printemps, c'est ton tour !
- C'est vrai quoi ! Tu as pensé un peu à nous ? Tu crois vraiment que tu peux débouler comme ça avec tes béquilles et nous... et nous... et nous mettre dans la merde ! a renchéri Ludo.
Kevin, pensif :
- On est foutu... Si près de la retraite... John m'avait bien dit de pas venir...
Rado a balancé son Play-Boy de rage :
- Pfff ! J'ai plus goût à rien maintenant ! Autant signer au Stade Français... Là-bas, c'est sans risque... Mon agent m'avait prévenu... Kevin, passe-moi le 06 de la Skrèle, il a trouvé une combine pour se barrer...
C'est alors qu'un individu en costume est rentré tout excité dans la pièce :
- Ça y est, j'en ai un ! a-t-il crié en désignant Morgan.
Jean-Marc est arrivé juste après, essoufflé :
- Bonjour Messieurs. Je vous présente M. Falot, inspecteur de la sécurité sociale. Il vient enquêter sur les dépenses médicales excessives, selon lui, du club.
- Excessives, oui, oui, c'est un fait ! reprit aussitôt l'inspecteur. Cela cache quelque chose. Il y a une arnaque là-dessous, et je suis là pour la découvrir !
Le médecin du club entra à son tour :
- Mais enfin, M. Falot, il n'y a aucune arnaque. C'est un club de rugby, ici. La douleur, la blessure, font partie du quotidien !
- Ah oui ? Le sport n'explique pas tout ! En particulier pas ces dépenses élyséennes à la clinique de la Châtaigneraie, notamment pour un certain M. Skrela, la carte VIP au centre de radiologie et d'imagerie médicales, le partenariat avec les laboratoires Chibret... Même dans une équipe cycliste, il n'y en a pas autant... C'est parfois tellement grossier que j'en rirais presque : les guérisons miraculeuses de M. Rougerie, par exemple. Non non ! Ce n'est pas du rugby, c'est Lourdes !
Le médecin ne perdit pas sa contenance :
- Nous pouvons prouver tout cela !
- Eh bien prouvez-le, alors !
Le docteur sortit d'un grand carton à dessin une dizaine de radiographies qu'il étala sur le carrelage blanc :
- Voyez-par vous même !
L'inspecteur partit d'un grand rire :
- Vous me prenez vraiment pour la défense d'Agen. Je ne suis pas aussi naïf. C'est le squelette d'un homme de soixante ans !
- Mais pas du tout, au contraire, il s'agit de l'un de nos meilleurs joueurs !
Le docteur désignait du doigt une radio étiquetée "Gerhard Vosloo".
L'inspecteur reprit, inquisiteur :
- Et puis ce dossier médical que vous trainez derrière vous sur un diable (il montrait un tas de papiers d'un mètre de haut sur un petit chariot), vous allez me dire qu'il appartient à un joueur de 27 ans ?
- Exactement, c'est celui de notre pilier international, Thomas Domingo !
- Allons ! Allons ! Il n'est pas normal d'être aussi abimé avant d'avoir atteint trente ans...
Jean-Marc crut devoir intervenir :
- C'est le sport de haut niveau... Ça marque...
L'inspecteur considéra Jean-Marc un instant, puis répondit, désormais visiblement convaincu :
- Moi qui pensais que le sport c'était la santé : c'est décidé, demain je reprends la cigarette...
Furetant alors parmi les dossiers médicaux que le médecin lui présentait, il s'arrêta soudain sur l'un d'eux :
- Ah mais je vois que vous avez tout de même quelqu'un en bonne santé dans votre effectif !
Le médecin parut surpris. Il jeta un œil suspicieux sur la couverture du dossier, puis déclara, soulagé :
- Ah mais, c'est une erreur ! C'est le dossier médical du gardien du stade !

samedi 9 mars 2013

Parrattitude

Vous vous souvenez que j'avais débuté une série « d'entretiens de carrière » avec mes joueurs. J'avais naturellement reçu en premier mon capitaine, Roro, qui m'avait fait part de sa volonté de se recentrer. Aujourd'hui, je vais vous relater mon entrevue avec Morgan Parra.
Morgan est entré dans mon bureau avec son air incomparable d'ingénu insolent. Sourire en coin, il regardait partout autour de lui, avec une ostensible moue de satisfaction.
- Salut Vernon – tu permets que je t'appelle Vernon ? C'est la classe ton bureau...
En s'asseyant, il s'empara d'une photo de famille encadrée qui agrémente mon plan de travail :
- C'est tes gamins ? Ils ont l'air sympa...
Puis il reposa le cadre, se cala dans son fauteuil et me regarda droit dans les yeux :
- Qu'est-ce que tu veux savoir, coach ? Ah oui ! Je te mets à l'aise tout de suite, on peut se tutoyer.
Un peu abasourdi par cette entrée en matière pour le moins cavalière, je ne me départis pas de mon calme pour autant :
- Eh bien je pensais qu'on pourrait un peu discuter de ton avenir...
- Alors je t'arrête tout de suite : tout est déjà écrit, décidé !
La surprise dut marquer mon visage habituellement impassible :
- Ben oui ! Pas la peine de faire cette tête-là ! Il faut être lucide ! Magnéto – il mime avec son doigt le rembobinage d'une bande magnétique – 2009, j'arrive au club : je tâtonne, je me cherche, je m'impose. Brock nous fait son burn-out et je décide de prendre les choses en main. Résultat des courses, on gagne. Je te résume vite la situation en équipe de France. 24 ans, déjà cinquante sélections (mieux que Wilko!), un grand chelem et une finale de coupe du monde. Et encore, celle-là, si je ne me fais pas mccawer la tronche, on transforme la Nouvelle Zélande en Haïti après le passage d'un nuage de criquets... Bref, je te fais pas un dessin... En corollaire, je me suis déjà goinfré plusieurs générations de demis de mêlée : exit les Yachvili (trop vieux), les Dupuy (trop tuberculeux), les Tillous-Borde (trop musclé), les Doussain (trop transparent) ... Le Machenaud a fait illusion le temps d'un automne, mais bon, le pauvre, il joue au Racing... Je peux te dire que le sélectionneur qui va oser se passer de moi n'a pas encore été embauché comme consultant sur France 2... Donc... Étant donné que je suis là pour un bail et que je suis à peu près le seul qui réclame des responsabilités, je me donne deux ans, vue la conjoncture actuelle, pour devenir capitaine du XV de France. D'ailleurs, tu as pensé à l'après Rougerie ? Il va bien falloir songer à le remplacer un jour l'ancien du gaz... Parce que c'est sûr, c'est bien d'avoir un ambianceur de vestiaires, mais bon, Elvis, il a fait son temps... Place aux jeunes, hein ? Comme on dit !
Sur ce, il croisa ses jambes et posa négligemment ses baskets vintage sur le coin de mon bureau, précisément sur le tas de fiches de joueurs qu'on supervise avec la cellule de recrutement. J'allais reprendre la parole mais il n'en avait pas tout à fait terminé :
- Bon, et puis il faut voir les choses en face : si tu veux prendre les All Blacks, il va falloir vaincre autre chose qu'une malédiction. Regarde Joe : il frappe déjà à la porte de la sélection irlandaise et nous on en est encore à se palucher sur You Tube en regardant des vidéos de 2010 et des gif animés où tu chiales avec Mario. Nan, cette année, il faut ramener quelque chose, et , de préférence, pas le prix du meilleur public ou celui de la convivialité. Moi, je laisse ça à Bayonne... Cette année, je veux repartir de la Nuit du Rugby comme Gengis Khan est reparti de Samarkand et de Bagdad : tout doit disparaître !
Maintenant amusé par la faconde du Merdeux, je tente un trait d'ironie :
- Oui... Le doublé, sinon rien...
Il soutient mon regard avec un sérieux qui n'est pas loin de me déstabiliser :
- Pourquoi ? Tu pensais à autre chose ?
Il remballe alors ses jambes, et emporte avec elles une fiche qui tombe par terre, en feuille morte. Il s'en saisit aussitôt, la consulte avec un petit rire et me la tend, en me disant :
- Tiens, un Lourdais, comme toi... Tu m'excuseras, j'ai marché dessus... Allez, je te laisse, on m'attend à Marcoussis, ils ne peuvent plus se passer de moi.
Et il me laisse là, avec la fiche de Thierry Lacrampe imprimée de sa semelle...