mercredi 2 novembre 2011

L'entretien de carrière

Puisque nous sommes dans un club jeune et dynamique, où nous mettons en œuvre les meilleures pratiques du management moderne, comme le dialogue, la franchise et la confiance, et ça, Mario Ledesma pourra en témoigner, j'ai décidé, après avoir paraphé mon nouveau contrat et après la légère fronde née du retour de nos derniers internationaux, de recevoir individuellement les joueurs pour faire un point avec eux de leurs ambitions, objectifs, performances et autres mots rigolos qu'on utilise, nous les managers, pour motiver les gars, les mettre en mouvement, fédérer leurs énergies positives, faire naître la synergie, favoriser la dynamique de groupe (les 3 F !), bref, botter le cul des mecs pour qu'ils se tirent les doigts de ce même fondement et qu'ils ne nous gâchent pas une saison qui commence si bien en quart de finale de la HCUP et en finale du championnat.
A tout seigneur tout honneur, j'ai reçu pour commencer ces entretiens, l'âme de l'équipe, le grand guerrier blond des âges farouches, l'homme bionique, l'égérie du calbute moule-burnes, l'homme qui a la cheville qui gonfle (la preuve en image ci dessous), celui qui manipule la presse
internationale pour protéger les joueurs les plus faibles, j'ai nommé Roro, le meilleur centre du monde (en-finale-de-la-coupe-du-monde-uniquement).
Je l'ai fait asseoir dans mon bureau. Il avait l'air détendu, avec son petit sourire en coin habituel, le genre qu'il aime bien prendre pendant les interviews, un peu distant, un peu amusé, les mains dans les poches de sa polaire...
- Aurélien, si je t'ai fait venir, c'est pour parler de ton avenir et faire un bilan de ta carrière.
- Ouais, pas si mal : 1 Brennus, 1 bouclier européen, 4 finales du championnat, 1 finale de Challenge Cup, 1 coupe de la ligue, 2 grands chelems, 3 coupes du monde dont 1 finale...
- Oui, je sais Aurélien, aux RH, ils m'ont donné ta page Wikipédia quand je leur ai commandé ton dossier. Non, je voulais te demander, à ce moment de ta vie, comment tu voyais ton avenir en jaune et bleu ?
- En 10.
- Comment ça "en 10" ?
- Ben ouais, en 10, comme Morgan.
J'ai failli prendre ça à la rigolade en lui répondant qu'on avait suffisamment de soucis en défense dans la zone de l'ouvreur pour ne pas rajouter une fragilité, mais il avait l'air tellement sérieux... Et pour cause, il l'était :
- Et ouais ! Je suis quelqu'un, moi. Moi, je suis Aurélien de Clermont. Y'a même un mec qui a écrit un bouquin sur moi, alors que j'avais même pas trente ans. T'en connais beaucoup des mecs sur qui on écrit des bouquins alors qu'ils ont pas trente ans ? Moi, j'en connais pas. A part Rimbaud et Mike Brandt, mais bon, ils sont morts, alors c'est pas pareil...
Ça faisait beaucoup de "moi" dans la même tirade. J'ai essayé de l'interrompre :
- Mais en 10, tout de même !
- Attends Coach, faut être lucide : c'est l'embouteillage derrière. Tu crois que Sivivatu, Byrne et King vont faire banquette pour regarder jouer Fofana, Malzieu et Floch ? Sans compter sur le retour de Nap's. J'ai la solution : je me reconvertis en ouvreur. Quand David va se blesser, il faudra quelqu'un pour aider Brock. Me voila ! C'est mon destin : j'ai commencé 14, je suis 13, je saute le 12 et je me retrouve 10. C'est ma-thé-ma-ti-que.
- Mais enfin Aurélien, tu as deux pieds gauche !
- Honnêtement, Coach, si on t'avait dit, il y a deux ans, que je serai titulaire au centre en finale de la coupe du monde, tu l'aurais cru ? Et même François s'est amélioré au pied.
Ça, c'était à la fois un coup bas et un argument imparable...
- Tu sais, Vern, tu permets que je t'appelle Vern, on va pas se la jouer : mon père est dentiste et ma mère conseillère municipale d'une agglomération de 300 000 habitants, j'habite à Beaumont, donc je ne fais pas de complexe vis à vis de ma place dans la société. Je n'ai rien à prouver. C'est d'ailleurs ce qui me différencie de Berbizier et me permet de prendre pas mal de recul vis à vis des évènements tout en me foutant de la gueule des journalistes en toute impunité. En plus, ça m'a donné un peu de culture générale. J'ai lu Nietzsche, tu sais. Ainsi parlait Zarathoustra... La métamorphose de l'esprit :
"Je vais vous dire trois métamorphoses de l'esprit : comment l'esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant."
- Et bien, moi, je suis comme l'esprit : je me métamorphose. Je t'explique : au début, j'étais chameau. Le poids de la tradition, un poste en rapport avec mon bagage technique et mes qualités. J'étais jeune, j'avais les cheveux courts : ailier. 22 essais en équipe de France, la misère à Toulouse en 2007, simple, efficace. Mais, petit à petit, je deviens "Lion".
Ici l’esprit devient lion, il veut conquérir la liberté et être maître de son propre désert.
- Je suis le capitaine mais je vieillis dans mes certitudes. Je dois évoluer sinon, je vais terminer remplaçant de luxe dans une équipe du sud-ouest. Donc, je me reconvertis trois-quarts centre : je ne me dis plus "Je dois" mais "Je veux" !
Créer des valeurs nouvelles – le lion même ne le peut pas encore : mais se rendre libre pour la création nouvelle – c’est ce que peut la puissance du lion.
- Tu l'as compris, Vern, aujourd'hui je suis assez puissant pour être libre de mes choix. Mais, pour opérer une dernière métamorphose, je dois tout oublier, je dois me refonder, je dois repartir de l'enfance :
L’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation.
- Regarde Morgan. N'est-il pas lui même cet enfant innocent qui accepte tous les défis avec morgue et insolence ? N'est-il pas l'essence même du jeu, faite d'enthousiasme et d'oblation sans contrepartie ? Je veux être comme lui.

Là-dessus, il se lève en disant :
- C'est la raison pour laquelle je vais aller taper quelques pénalités.
Et il s'en va...

J'avoue que j'étais un peu abasourdi par ce plaquage cathédrale. Je suis allé voir Jean-Marc qui faisait une simulation de la saison sur Rugby Manager dans son bureau.
- Y'a pas à dire, Vern, on n'arrivera jamais à faire jouer tout le monde cette saison. Le logiciel est formel !
- Justement, je viens te voir pour ça. Tu connais Nietzsche ?
- Nietzsche... Nietzsche... Attends voir.... C'est pas le mec qui a écrit "Deviens ce que tu es" et qui est mort fou ?

Nota : Les métamorphoses de l'esprit ici.

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