dimanche 28 octobre 2012

Le Passant de l'Ovalie

Par ailleurs, si le rejet de la violence contre l’arbitre est très net (72 % des Français la condamnent), deux tiers des Français avouent s’emporter en cas d’erreur d’arbitrage contre l’équipe ou le sportif qu’ils soutiennent et 75 % d’entre eux comprennent que les spectateurs puissent exprimer leur ressentiment

Étude exclusive La Poste / TNS Sofrès : Les Français, l’arbitrage et le sport.
Octobre 2012

100 - 72 = 28
Simple calcul arithmétique.

Nous étions en déplacement à ***. Je sortais de l’hôtel lorsque je fis une étrange rencontre... Un homme en vieux pardessus usé s'abritait de la pluie sous le porche. Sur sa manche, un écusson élimé représentant Mercure, le messager. Une cordelette dépassait de sa poche, dans laquelle je pouvais discerner deux cartes froissées, de couleurs rouge et jaune. Il avait pour chaussures d'antiques crampons en cuir rappé jusqu'à la corde, sans lacets, qui luisaient d'humidité. Je m'arrêtais un instant à ses côtés, avisant le ciel noir duquel les nuées semblaient s'effondrer en volutes nébuleuses. Le temps de remonter mon col, je lui demandais s'il pouvait m'indiquer une auberge cossue pour rassasier un grand corps affamé. Il me répondit dans un anglais parfait, quoique imprimé d'un accent à peine perceptible, à l'origine apocryphe :
— Je suis étranger comme vous, mais je connais assez *** et ses beautés pour vous inviter à m’accompagner à travers la ville.
Je regardais l'homme. Son âge, indéfinissable. Entre la trentaine et la cinquantaine, peut être. Athlétique. Les cheveux courts, grisonnant. Un visage marqué par une vie qu'on aurait qualifiée d'angoissée. Il roulait en permanence des yeux, de droite et de gauche, l'air apeuré, comme à l'affut, toujours sur le qui-vive. Une tête de mouchard, en quelque sorte...
Nous marchâmes de conserve, sous la pluie, silencieusement. Devant un kiosque à journaux, je le vis escamoter subrepticement un magasine de rugby.
- Pardonnez-moi, me fit-il aussitôt. Une vieille habitude.
Le journal commémorait la dernière finale de la coupe du monde de rugby. Il considéra, songeur et interdit, la couverture.
- J'y étais, me lança-t-il, non sans fierté. J'étais également à Toulouse, le 10 mai 1936, au Stade des Ponts-Jumeaux.
- Vous étiez bien jeune, alors, répondis-je, amusé. Bien jeune...
Il monologua d'un ton d'indifférence :
- Plus jeune de plus de sept décennies, mais, hormis le costume, j'avais le même aspect, les mêmes gestes, le même sifflet (il tira sur la cordelette et manipula nerveusement le sifflet qui lui était lié). Ce n'était d'ailleurs pas ma première visite à Toulouse, et certainement pas la dernière. J'y suis venu et j'y viens régulièrement, encore aujourd'hui. J'y suis l'objet des mêmes quolibets, des mêmes apostrophes, des mêmes insultes que dans tous les autres endroits où je suis de passage, et de toutes les époques. Un langage fleuri mais peu renouvelé, parfois empli de haine et de ressentiment. Des sifflets, des cris, des hurlements. Des menaces, aussi... Il est rare qu'on ait pitié de moi...
- Vous êtes arbitre, n'est-ce pas ?
- Je suis l'arbitre errant, mais vous l'aviez deviné... Je vagabonde, sur les terrains de l'ovalie, depuis que William Webb s'est saisi de la gonfle à la main.
- Vous étiez à Paris, le 5 juin 1993, repris-je. Il m'en souvient maintenant. Et ceux qui étaient là également... J'avais entendu ce jour-là votre surnom sur toutes les bouches des Grenoblois...
Il me dit que c'était vrai et poursuivit :
- Hélas, je demeure anonyme lorsque je conviens au public, mais la foule me distingue dès que je lui déplais... J'ai tant de surnoms. Ici, on m'appelle "Enculé", là-bas "Mother Fucker", de l'autre côté de l'Atlantique, je suis un "Hijo de puta"... Que de chansons l'on fit sur moi, m'adressant à des lieux peu recommandables, me promettant les derniers outrages, voire la mort... Qu'importe ! Jamais je n'entendrai les acclamations que l'on réserve aux joueurs. C'est ainsi, c'est mon destin...
- Je croyais, dis-je, que vous n’existiez pas. Votre légende, me semblait-il, symbolisait votre engeance mille fois maudite… J’aime les arbitres, monsieur. Ils s’agitent agréablement et il en est de malheureux… Ainsi, c’est vrai, ils vous détestent tous? 
- Oh ! Ils me détestent autant qu'ils me craignent. Ils projettent sur moi leurs fantasmes, leurs angoisses, leurs frustrations... Ce n'est pas le joueur qui triche, c'est l'arbitre qui se trompe. Et lorsque je décide en leur défaveur, je suis, au mieux, incompétent, au pire, malhonnête. On fait de moi un pauvre type, un voleur, un misérable. Et encore, les voleurs ont droit à un avocat et un procès... Et encore, d'aucuns préfèreraient être bandits : ils y trouveraient, d'après ce que j'entends dire, plus de joie que d'être arbitres...
Nous cheminions le long d'un stade, vide et silencieux.
- Mais je suis accoutumé à cette existence sans rémission et sans repos. Je sais trop bien que les arbitrages sont imparfaits et qu'il me sera toujours reproché. J'arbitre sans arrêt, chaque saison, chaque week-end. Que voulez-vous !? Il faut bien que quelqu'un le fasse ! De toutes façons, j'aime trop ce jeu... Si je pouvais, j'y jouerais encore. Je ne le puis, alors j'arbitre... Vous savez, de temps en temps, lorsqu'un match est beau, que les équipes jouent et jouent bien, j'oublie pour un précieux moment mon sifflet, mes cartons, mon règlement... et je profite... je les contemple, satisfait, je cours à leurs côtés et je n'éprouve alors aucune pression, aucune contrainte, aucun scrupule. Je suis avec eux dans le jeu et je suis heureux...
La nuit descendait et les lumières naissaient sur la ville.
- Ah ! Monsieur, reprit-il sans transition, l'air plus inquiet que jamais. Il faut que je vous quitte. Ces parages ne sont plus très sûrs pour moi.
Soudain, au coin de la rue, une cohue effroyable se produisit. Un homme en nage, essoufflé par une longue course, apparut et cria, montrant du doigt mon compagnon :
- Il est là, je le reconnais !
D'autres hommes, et quelques femmes aussi, grimés aux couleurs de clubs que tout aurait opposés, sinon la haine d'un seul homme, s'étaient rassemblés en une meute furieuse et formaient une horde sauvage en quête d'une victime expiatoire. Des journalistes les accompagnaient, trop contents de l'aubaine, et il me sembla qu'ils encourageaient le troupeau dans sa colère. L'arbitre, devenu gibier, s'enfuit en courant, pourchassé par cette foule hystérique et vengeresse. Je les regardais, consterné, passer devant moi avec effroi. Ils hurlaient :
- A mort l'arbitre ! A mort l'arbitre !

Librement inspiré du Passant de Prague, de Guillaume Apollinaire.

dimanche 21 octobre 2012

La tristitude du capitaine Roro

Après les matches, j'aime me promener le long de la mer avec Roro, mon capitaine. La Manche, à Exeter, l'Atlantique, à Biarritz, la Méditerranée à Toulon, la Seine, à Paris, la Garonne, à Toulouse, la Corrèze, à Brive, la mer de nuages, à Clermont, la mer de la Tranquillité, après un match accompli... Nous marchons lentement, silencieusement parfois. Nul besoin de parler lorsque l'on se connaît si bien. Nos regards tantôt portés vers l'horizon embruiné, tantôt baissés vers le sol, indéchiffrable écran de nos méditations personnelles et secrètes. Je le sens à mes côtés et c'est comme si je pouvais entendre le cœur battant de l'équipe. Roro, c'est notre âme, notre symbole, c'est lui qui justifie qu'une quarantaine de types venus de tous les coins de la Terre avec des motivations diverses et fluctuantes puissent être appelés Clermontois. Pour tout dire, Roro, c'est l'Auvergne, c'est Vercingétorix qui aurait eu le droit de recommencer onze fois la Guerre des Gaules.
Mais aujourd'hui, alors que nous avançons tranquillement dans la rumeur du flux et du reflux, je le sens pensif et préoccupé. Je romps, à regret, notre mutisme :
- Ca va, Roro ?
- Oui oui, coach, ça va... lâche-t-il avec une nuance de résignation dans la voix.
- Tu es sûr ?
Il s'arrête soudain. Je me retourne pour le voir me demander, les yeux dans les yeux :
- Coach, promets-moi une chose : promets-moi de me prévenir avant le match de trop.
Je soutiens son regard, surpris :
- Mais enfin, Aurélien, de quoi parles-tu ?
- Vern, tu le sais bien... Je vieillis... Je vais moins vite, je plaque moins bien... Mes blessures se rappellent plus souvent à moi... Chaque saison, la reprise est plus délicate... Je ne suis plus un pilier de la sélection nationale... Bientôt, je ne serai plus qu'un nom vaguement glorieux qu'on biffera d'une feuille de match au dernier moment... Je le sens bien, Vern, je me jauzionise à petits feux...
- Allons Roro ! me défendis-je aussitôt. Tu es encore jeune ! Tu es toujours redouté pour tes tampons, tu déchires encore les défenses ! Et tu es notre capitaine, indiscutable, indiscuté !
- Certes, Vern, certes : mais je sais bien que je suis plus proche de la fin que du début... Je n'aurai pas 76 sélections de plus, je ne marquerai pas encore 23 essais en bleu, et encore moins 117 en jaune... Je n'irai plus en finale de la coupe du Monde. Il ne me manque plus qu'une HCUP et mon palmarès sera complet avec l'ASM. Et puis, je pense à l'avenir : j'ai investi dans un complexe sportif. Et puis, ça pousse derrière...
C'est alors qu'un Hummer rutilant jaune et bleu s'est arrêté à notre hauteur. La carcasse vibrait au son des basses assourdissantes du hip-hop. La vitre teintée du passager descendit. C'était Wesley. Au volant, je reconnus Morgan. A l'arrière... A l'arrière, Noa et Jim buvaient du Red Bull avec des filles hystériques qui se trémoussaient sur un remix de Ronnie Jordan & The Street People. Wesley, Californaïa Style, nous demanda :
- Hey Coach ! Hey Cap'tain ! Fancy a ride ?
- Non merci, fis-je au nom du binôme. On marche...
- Okay ! Fair enough, ol'men ! See Ya !
Au moment où il remonta la vitre, j'entendis Morgan lancer :
- De toute façon, y'avait pas la place...
Et le Hummer clinquant démarra en trombe sur les vibes du Westcoast Poplock...
Roro me jeta un regard complice, accompagné de sa plus belle moue "Eh ouais ! J'te l'avais dit".
- Tu vois, Vern, tout ça, c'est derrière moi. J'ai franchi le col, j'ai atteint le sommet, et maintenant, je redescends en pente douce, en évitant de dévaler la montagne. Je veux prendre le meilleur de ce qui me reste, et il m'en reste, c'est sûr... Mais je veux aussi une certitude : le jour où ma place de titulaire ne vaudra plus que par mes galons de capitaine, il faudra que tu viennes me le dire. Car ce jour-là, il sera temps pour moi de penser à partir, au Japon pourquoi pas, passer une pré-retraite paisible et confortable...
Je restais interdit, reprenant mes réflexions péripatétiques. J'avais refoulé au fond de moi cette question, mais je savais pertinemment qu'il faudrait que je me la pose un jour prochain, le plus tard possible, mais inéluctablement... Cette question-là, et toutes celles qui en découleraient...
C'est alors qu'un roadster noir métal Bugatti Type 57 C Voll & Ruhrbeck de 1939 s'est arrêté à notre hauteur. Pas de musique, sinon le vrombissement sourd de la mécanique parfaite de cette lame d'acier et de lumière. Au volant, Julien Bonnaire, ayant substitué les lunettes et le serre-tête du pilote au casque du rugbyman.
- Bonjour, Coach ! Salut Roro ! nous fit-il, amène. Il n'y a pas la place pour trois gaillards comme nous là-dedans, mais on se serrera. Je vous dépose quelque part ?
- Vas-y Aurélien, répondis-je. J'ai envie de marcher un peu tout seul.
Et je vis le chef d’œuvre de métal sombre issu du fond des âges automobiles emporter les deux joueurs exceptionnels en qui j'avais placé toute ma confiance.

dimanche 14 octobre 2012

On ne dit pas... Marcel Michelin

On ne dit pas : "le stade Marcel Michelin". On dit : "la Forteresse Imprenable.
On ne dit pas : "les supporteurs montferrandais". On dit : "la Yellow Army".
On ne dit pas : "les supporteurs montferrandais respectent le buteur adverse". On dit : "les supporteurs montferrandais donnent une leçon de sportivité aux publics d'Aimé Giral et de Mayol".
On ne dit pas : "le public montferrandais siffle". On dit : "le public montferrandais manifeste à l'égard du corps arbitral une indignation justifiée consécutive à une décision litigieuse".
On ne dit pas : "Le stade Marcel Michelin est plein". On dit : "Comme d'habitude".
On ne dit pas : "Merci aux supporteurs montferrandais pour leur soutien". On dit : "Sans vous nous ne sommes rien".
On ne dit pas : "Il y a de l'ambiance au Michelin". On dit : "Le Michelin est en fusion".
On ne dit pas : "le public du stade Marcel Michelin". On dit : "le meilleur public de France".

mardi 9 octobre 2012

La ferme des inconnus

Aujourd'hui, inspection du centre de formation par le MIDOL. Ils viennent enquêter sur "l'imposture du JIFF". Depuis que Mourad Boudjellal en a parlé, c'est devenu un sujet brûlant... et vendeur. Si Guy Boniface en avait fait autant, on l'aurait traité de vieille chose archaïque et rétrograde. C'est ça le rugby : en fonction de la compétition, du joueur, de l'équipe, de la syzygie équinoxiale à venir, l'arbitre siffle différemment. A Clermont, on est bien placé pour le savoir. Depuis 2011, plus aucun arbitre vidéo ne nous accorde un essai...
Les journalistes arrivent tôt le matin, à la manière de policiers pratiquant une interpellation ou de contrôleurs de l'agence anti-dopage. Sauf que là, pas la peine de cacher les produits, ils sont déjà au courant. Bref, ils garent leur 407 Break Peugeot aux couleurs du Stade Toulousain et de la Dépêche du Midi (sans oublier l'autocollant "occitanie" sur le hayon). Je les attends sur le parking avec Bertrand Rioux : ils nous offrent à chacun le dernier livre de Jacques Verdier.
- Ça tombe bien, leur dit Bertrand, on n'avait rien pour caler le joug...
Nous entrons dans les locaux du centre de formation. Leur première question ne concerne pas nos méthodes, ni nos jeunes talents. Ils souhaitent savoir combien de JIFF "passeports hors Shengen" nous avons. Pour faire bonne figure, nous leur présentons Vuivuivuivoila Takaluipasselabalessellessé, l'une de nos pépites fidjiffiennes.
Bertrand prend la parole :
- Vivi a 17 ans. Il nous vient de Saint-Genès-Champespe, dans le département du Puy de Dôme. C'est un trois quart polyvalent qui peut jouer également troisième ligne et dépanner au poste d'ouvreur. Il mesure 1m93 pour 95 kilos. Il développe 150 kg au développé couché et a commencé à se raser à 9 ans.
Le journaliste du MIDOL :
- L'air de la montagne, certainement...
Bertrand :
- Oui, la vie au grand air, au milieu des vaches salers, plus de le Saint Nectaire. Et il est sélectionnable.
Le journaliste :
- Au Fidji ?
Bertrand :
- Non non ! En équipe de France, bien sûr. Il vient de Saint-Genès-Champespe, dans le Puy de Dôme.

Nous poursuivons par une rencontre avec les stagiaires du centre. Dans le cadre d'une démarche de responsabilité sociale d'entreprise, les jeunes ont chacun un parrain professionnel. Bertrand annonce fièrement, désignant un garçon bien sous tout rapport :
- Voici Sébastien Bonnard, troisième ligne aile pouvant glisser au centre.
Sébastien prend aussitôt la parole :
- Bonjour, je suis Sébastien Bonnard. J'ai dix-huit ans et j'ai intégré le club il y a trois ans. Je suis particulièrement heureux et satisfait de faire partie de la pépinière de talents qu'est le centre de formation de l'ASM Clermont-Auvergne. C'est vrai que c'est une chance d'être ici, encadré par les meilleurs. Je prends beaucoup de plaisir et je progresse constamment.
Bertrand Rioux se sent obligé d'ajouter :
- Il est parrainé par Julien Bonnaire. Il est très mûr pour son âge...
Vient ensuite le tour de Kevin Tetaklak, jeune demi de mêlée et d'ouverture doué et prometteur, d'origine polonaise, formé dans l'est de la France :
- Salut les Bolos. Moi c'est Kevin. Retenez mon prénom, parce que mon nom sera bientôt célèbre. Je les prends tous les uns après les autres : le Yach, Two-Fingers-Dupuy et la Michafiotte... et Bakkies Botha au bras de fer en prime. Qu'ils se dépêchent de faire "mu-muse" dans le pédiluve, parce que j'arrive à grands pas pour faire la bombe et les éclabousser de ma classe insolente.
Bertrand Rioux :
- Il est le filleul de...
Les journalistes :
- Morgan Parra, on avait compris... Il a l'air mûr pour son âge.

La visite continue en salle de classe, avec les professeurs de l'éducation nationale. Au programme : histoire du pneumatique des origines à nos jours, géologie, volcanisme, affinage des fromages et gestion de patrimoine.
Les journalistes :
- Ah ! Oui ! Préparation de l'après rugby !
Bertrand Rioux :
- Euh non ! Vieille tradition auvergnate. Nous sommes très à cheval sur la transmission des valeurs. Il est essentiel, en particulier pour ceux qui viennent de Saint-Genès-Champespe, dans le Puy de Dôme, d'être parfaitement intégrés au groupe.
Le proviseur du centre se sent alors obligé d'intervenir :
- Il est fondamental en effet que nos élèves appréhendent la relation d'imbrication, d'osmose, qui unit les valeurs de l'Auvergne et du celles rugby. Les deux langages forment un système organique et leur construction procède d'un même principe de création. Inséparables et interdépendants, ils offrent à l'étude une réflexion sur les liens entre deux référentiels qui font corps, tout en impliquant des voies d'accès spécifiques. Les valeurs sont reliées dans un processus de signification global qui en infléchit le sens original, mais elles ne sont pas constitutives l'une de l'autre. Si la perception du sens nécessite leur rapprochement, la création, elle, peut être analysée en distinguant leurs singularités. Bref, (conclut-il avec un sourire désarmant de candeur) autant de sujets soumis à la discussion et à l'analyse. La représentation polysémique du rugby dans la cité, par exemple, ne saurait être réduite à une figuration référentielle et ne saurait que faire l'objet, le cas échéant, d'un questionnement qui rend l'œuvre à son contexte socioculturel, artistique et théorique...
Bertrand l'interrompt :
- Merci, Monsieur le Proviseur. Je crois que nos amis en savent assez.
Les journalistes, habitués à sujet-verbe-complément et aux métaphores ringardes et éculées des comptes rendus de matches, regardent le pédagogue, médusés. L'un deux glisse tout bas à l'autre :
- J'ai rien compris. On dirait une interview de Pierre Villepreux...
Bertrand reprend la main :
- Comme vous pouvez le constater, nous avons choisi, pour la formation académique, les meilleurs professeurs, suivant l'adage voltairien qui nous rappelle "qu'il faut bien citer ce qu'on ne comprend point du tout dans la langue qu'on entend le moins..."
L'un des journalistes :
- Au fait, combien d'heures de cours ont-ils par semaine ?
- Là n'est pas la question. De toute façon, pour ceux qui seraient éventuellement intéressés, pas besoin d'avoir lu la Princesse de Clèves pour être professionnel de rugby à Oyonnax...
Les journalistes hochent la tête, satisfaits.

La matinée se déroule sans incident. Nous quittons le centre vers midi. Des hommes en pardessus aux faciès peu engageants rôdent, épars, à la sortie. Ils nous regardent passer, méfiants. Certains consultent fiévreusement le site rugbymercato.com sur leurs tablettes numériques, d'autres ont grimpé sur des caisses en bois pour essayer de voir au-delà des opaques palissades du club. Ils jettent des feuilles de papier à l'intérieur de l'enceinte. Les journalistes s'enquièrent de ce curieux spectacle. Bertrand Rioux répond, fataliste :
- Oh !.. Ce sont des agents... Ils lancent des contrats aux jeunes dans l'espoir d'en ferrer un. Parfois, ils lancent aussi des rumeurs de transfert sur Dan Carter ou Aurélien Rougerie. Mais ce ne sont pas les plus dangereux...
Bertrand s'approche alors d'une Peugeot noire aux glaces teintées avec un autocollant "occitanie" sur le hayon. Il frappe à la vitre. Celle-ci descend et dévoile un homme, visiblement gêné, en pardessus au col relevé, équipé de lunettes de soleil, en train de lire un numéro du MIDOL de 1972 percé de deux trous au niveau des yeux. Sur le siège du passager, des photographies de minimes et de cadets en short, des calendriers des Dieux du Stade et des dépliants du Stade Toulousain. Je reconnais Jean-Michel Rancoule. Bertrand hausse la voix :
- Barre-toi, espèce de sale pervers ! Va plutôt faire tes cochonneries à Toulon ou à Montpellier !
La vitre remonte et la voiture démarre précipitamment. Et Bertrand d'ajouter, nous prenant à témoin :
- Quand on voit tous ces salauds qui rôdent autour de nos gamins...