mercredi 23 novembre 2011

Indignons-nous !

Toujours pendant le stage au Canet, alors que je passais par le vestiaire après l'entraînement et que je croyais être seul, j'ai entendu des soupirs dans un coin. Je me suis rapproché et j'ai vu une masse informe dans la pénombre. Me rapprochant encore, j'ai surpris Julien Bonnaire, assis sur un banc, coudes sur les genoux, avec une moue dubitative. Il tenait quelque chose entre ses mains : c'était son "Oscar d'Argent Midi Olympique".
- Que se passe-t-il Julien, ça ne va pas ?
- Tout ça pour ça... me répondit-il dans un souffle.
- Ah ! Je comprends, le compétiteur que tu es est déçu de ne pas avoir reçu l'Oscar d'Or ?
- Non non ! Vincent le mérite amplement. Il est beau, il est bon, il sent bon les matériaux des fondations aux finitions, il marque plein d'essais, plaque à tours de bras, il est sympa, doué, efficace, il s'investit dans l'associatif et comme la plupart des hommes, il se sent de plus en plus concerné par l'état de sa peau (la preuve ici). C'est moi, mais avec des cheveux, en fait ! Sauf qu'en plus, il joue à Toulouse. Alors bon, je ne suis pas surpris.
Il marqua une pause.
- Non, c'est autre chose...
- Tu as du mal à te reconcentrer sur le Top 14 après la coupe du monde et la coupe d'Europe ? Je comprends, ça me fait toujours ça avant d'affronter Montpellier et Castres. Mais tu sais, ce sont d'excellentes équipes maintenant...
- Non, ce n'est pas ça... En fait, tout cela n'a aucun sens...
Je m'assis à ses côtés :
- Quoi "tout cela" ?
Il se leva soudainement en se crispant et hurla :
- Tout ! Tout ! Comment peut-on jouer au rugby, comment peut-on s'y intéresser alors que des gens sont torturés en Syrie, que d'autres sont condamnés à vingt ans de prison en Thaïlande pour avoir émis des SMS injurieux contre le roi, que des petites filles sont éventrées en Afghanistan, et que, chez nous, l'on se vautre dans le luxe le plus insolent alors que l'on crève de faim à nos portes ? Non, tout cela n'a aucun sens !
Il tremblait de rage et de dégout. On aurait dit qu'il se préparait pour le Haka. Il jeta un regard de profond mépris à son trophée.
- Où est la Têt (note : c'est la rivière qui passe non loin de là) ? Je vais m'alléger de tout cela !
Il se mit en marche. Je tentais de l'agripper pour le retenir. En fait, ce fut lui qui me traîna hors du vestiaire.
Dehors, cherchant son chemin tel un illuminé, il fulminait comme Gerhard Vosloo qui aurait raté un plaquage, mais avec l'indicible tristesse de Fabien Galthié sur le visage. J'essayais de le raisonner :
- Voyons, Julien, tu ne peux rien à tout cela. Tu es joueur de rugby. Tu donnes de la joie au public !
En vain :
- Mais grand bien leur fasse ! Regarde-les qui vont au stade comme à la messe, oublier la médiocrité et l'absurdité de leur existence ! S'ils te donnent une bonne image de toi, tant mieux. Moi je ne peux plus feindre de m'intéresser à eux, alors qu'au fond de nous, tout n'est qu'intérêt, cruauté, égoïsme. Nous ne nous intéressons qu'à nous. Parlez-moi de moi, il n'y a que ça qui m'intéresse.
Il reprit un instant sa respiration et repartit de plus belle :
- Et chaque jour, la presse entretient ce grand mythe, ce grand mensonge, fait de nous des héros, nous impose dans la vie des gens, à la radio, à la télévision, sans recul ni pudeur, file les carrières comme les Parques les destinées, et nous vivons d'eux comme ils vivent de nous, dans une symbiose écœurante de renoncement et de compromission... Il y a même des abrutis qui écrivent des blogs sur nous ! Quant à ces trophées, à quoi serviront-ils, puisque dans soixante ans, nous serons tous morts, toi, moi, celui qui me l'a remis ?
Il fit une nouvelle pause, et me regarda avec une immense détresse dans les yeux, avant d'ajouter :
- Mais ce qui me fait le plus vomir, c'est que l'on se souviendra peut être plus de moi que du jeune Birman qui se sera fait massacrer dans une cave de Rangoon... Tant que tout cela n'aura pas changé, je ne pourrais plus cautionner ce business absurde. Terminé ! Tu m'entends, terminé !
Et il s'est mis à envoyer valdinguer son trophée en donnant des coups de pieds répétés dedans. Enfin, il laissa s'échapper la pression pour s'effondrer en larmes.
Il pleurait vraiment comme un enfant désespéré. Je crois bien que je pleurais aussi, silencieusement, en le regardant. Ce désespoir dura longtemps, - il me parut prodigieusement long. Mais, pour finir, comme un enfant les larmes peu à peu eurent raison de lui.
Nous avons poursuivi notre marche jusqu'à ce que la mer nous arrête. Le crépuscule levait ses voiles successifs d'augures sombres et nocturnes. Sur la plage, des gamins jouaient au rugby. Le ballon était presque aussi gros qu'eux. Ils se l'envoyaient maladroitement, sans égard pour les en -avant, et se roulaient joyeusement dans le sable. Le monde n'existait plus qu'eux et nous, nous, deux vieux cons sentimentaux, et eux, totalement pris par leur jeu et indifférents à la beauté du spectacle qui les entourait.
Les regardant dans leur innocence, réfléchissant à tout ce que Julien venait de me dire, ne sachant s'il fallait traiter la vie de chienne ou de fée, je ne pus m'empêcher de les imaginer dans quelques années et je me suis alors demandé à quel âge on devenait un salaud.

Nota : très librement et humblement inspiré de "L'impuissance" (juillet 1944), nouvelle de Vercors, dont la citation en italique est issue.

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