samedi 26 avril 2014

Elle nous a quittés...

- Bonjour Franck.
- Bonjour Vern.
- Ca va ?
- Ca va. Attention, ta cravatte est un peu de travers.
- Ah ! Ok. Merci ! C'est mieux comme ça ?
- Oui.
Je regarde ma montre.
- C'est bon, on n'est pas en retard.
- Non. On est bien. On a bien préparé les choses, si je puis m'exprimer ainsi.
- Oui. On est prêt.
...
- Qui officie ?
- Nigel Owens. Il est pas mal.
- Oui. C'est vrai. Je suis souvent d'accord avec lui. Les joueurs sont à l'intérieur ?
- Oui. Ils sont en place. On peut y aller nous aussi.
...
- Dis donc. C'est loin d'être plein. On était obligé de faire ça ici ?
- Attends, c'est un bel endroit tout de même. Mais c'est très grand...
- Oui. Ça sonne un peu creux. Mais on entend bien les chœurs jaunes et bleus.
- Ça fait plaisir de voir qu'ils sont venus aussi nombreux. Pour eux, ça fait un long voyage.
- Faut dire qu'elle était très aimée.
- Oui... C'est bien triste... Y'en a qui ont l'air très atteint.
- C'est normal. C'est un sacré choc tout de même. Et puis on a toujours eu de l'espoir, jusqu'au dernier moment...
- Moi, ça fait longtemps que j'ai préparé mon deuil... Je savais que la fin était proche... Déjà, l'année dernière, on n'est pas passé loin...
- C'est sûr... Mais bon, j'y suis toujours très attaché. Et puis, quand je vais retourner dans cette maison, et qu'elle n'y sera plus... Son départ... plus le tien, si je puis m'exprimer ainsi, ça va être un grand vide...
- Je comprends, c'est naturel. Moi aussi j'ai énormément de peine. Tout ça... Tous ces gens... Cette belle cérémonie... Cet endroit grandiose... Les journalistes... C'est un peu grâce à moi... et aussi à cause de moi.
- Tu sais, Vern, on a tous fait ce qu'on a pu. Mais là... Vraiment... Elle n'en pouvait plus la pauvre...
- Faut dire qu'elle n'a pas non plus été très aidée par le sort... Rien ne lui a jamais été donné...
- En même temps, on n'a pas eu le temps de la voir s'en aller. Pense à ceux qui sont partis dans une lente agonie et qui ont été aux soins palliatifs pendant six mois...
- Oui. C'est moche. Mais bon, quand on a de l'affection pour quelqu'un, qu'on s'en est occupé pendant plusieurs années, qu'on l'a vue remonter la pente, être bien, et puis rechuter comme ça... Je me demande parfois si on a mis tous les moyens en œuvre pour la soutenir...
- Que veux-tu... C'est allé tellement vite. A quoi ça tient, la vie... Moi aussi, j'ai des doutes. Mais, bon, c'est comme ça.
- On peut toujours se consoler en se disant qu'on a vécu de bons moments ensemble.
- Attention ça va commencer. L'abbé Owens va dire la messe.

"Sursum Corda. Si nous sommes réunis aujourd'hui, c'est pour accompagner une belle équipe dans sa dernière demeure..."

lundi 21 avril 2014

Le fantôme de Marcel - Le dernier retour

J'étais dans mon bureau, le dimanche de Pâques, vers quinze heures, en train de re-re-vérifier je ne sais quelle tactique défensive, quand, tout à coup, il est réapparu.
Un vent d'outre-tombe, qui sentait le moisi et le vestiaire mal aéré, a emporté tous mes papiers dans un tourbillon infernal. Puis, il s'est matérialisé, faisant sensiblement baisser la température, en un genre de gelée jaunasse translucide légèrement cérulescente, à sa place désormais habituelle, c'est à dire de profil, bras croisés, devant la fenêtre, à regarder le puy de Dôme.
- Bonjour Vern. Vous permettez que je vous appelle Vern, Vern ? fit-il de sa voix profonde.
Rassemblant les quelques documents que j'avais réussi à retenir dans la bourrasque, je répondis dans un soupir :
- Bonjour Marcel, comment allez-vous ?
- Ah ! Ah! Ah ! (son rire plutonien me glaça un peu plus), j'aime beaucoup votre humour Vern. Là où je suis, on va et on ne revient plus... Mais trêve de plaisanterie. Je suis venu vous voir parce que vous n'en avez plus pour longtemps.
J'essayai de ne pas paraître surpris :
- Ah ?
- A l'ASM, je veux dire...
J'étais rassuré malgré moi :
- Oui, bien sûr...
- En effet, notre histoire commune touche à sa fin, au moins provisoirement... Et comme je vous aime bien, je suis venu vous prodiguer quelques conseils pour vos six derniers matches. Car, bien entendu, je n'attends pas que vous en jouiez un de moins cette saison.
Disant cela, il tourna son visage spectral vers moi et je dus m'employer pour soutenir son regard farouche empourpré de feu.
- J'ai un peu discuté avec le docteur Sigmund Freud, ces derniers temps, car je sais que vous aviez fait appel à ses disciples à votre arrivée en Auvergne. Je confesse que la psychanalyse n'est pas très pratiquée chez les Michelin : nous croyons plus à la Providence qu'à Ça... Aussi étais-je un peu sceptique... Je dois avouer que ce diable de Sigmund a bien failli me convertir à sa secte... Que voulez-vous ! Il est encore plus dogmatique et conservateur qu'un catholique ! Bref ! Il m'a dit avec son impayable accent viennois (vous comprendrez que je répugne à parler allemand...) :
- Ach ! Marzel ! Il faut que fou fou débarraziez de zette foutue charrette de régrettes et de fruztrazionne akkumulés que fou traînez depuis zept ans, Gott Verdammt ! Zans parler de zette kurieuze pathologie mentale qui conzizte à fouloir touchours mieux faire que les autres ! Ils ne z'embarrazent pas afek la manièrhe au Zé O !
Il tendit son index pour me prendre à témoin :
- Voyez-vous Vern, il s'intéresse au rugby. Il connaît même Castres ! Sauf qu'il croit que c'est dans le Tarn... Je ne sais pas où il a été pêcher ça...
Mon spectre plongea alors dans une pause songeuse à l'allure d'éternité, avant de reprendre le fil de son monologue :
- J'ai longuement réfléchi à tout cela. Et, là où je suis, croyez-moi, longuement, c'est quelque chose... Du genre attendre un Brennus pendant cent ans... Et après y avoir pensé de plus près, je me suis dit qu'il fallait que je vous rende visite pour vous donner le résultat de mes méditations chthoniennes...
Je pressentais que la conversation allait s'éterniser :
- Cela ne vous dérange pas si j'enfile une polaire ? J'aime analyser à chaud...
- Je vous en prie. Donc, j'ai réfléchi et je suis parti des faits : sur les sept dernières saisons, vous êtes l'équipe qui a marqué le plus de points en championnat, la seule en Europe à atteindre les demi-finales de la HCUP au cours des trois dernières saisons. Votre record d'invincibilité au Michelin est une prouesse qui ne sera certainement jamais égalée dans l'histoire du sport professionnel. Enfin, vous voir évoluer à ce niveau (presque) chaque weekend est un privilège. Il suffit que j'en discute avec Yves du Manoir pour m'en assurer... Et, en même temps, vous vous prenez les pieds dans le tapis avec une régularité effrayante, même pour quelqu'un comme moi, qui en a pourtant vu d'autres... Vous êtes les champions de France de l'échec à un mètre du bol de sangria ! Vous êtes les champions d'Europe de la soixantième minute !
J'eus alors un mouvement d'humeur :
- C'est pour me dire ça que vous êtes revenu des Enfers ? Franchement, cela ne valait pas le déplacement...
- Pardonnez-moi, Vern, si je vous ai choqué... Je n'avais pas l'intention de vous blesser. Mais il faut se rendre à l'évidence : la lose colle à la peau de ce club comme la médiocrité à un numéro du Midi Olympique. Vous savez que vous avez une palanquée de supporters là-haut : Vercingétorix, bien sûr, mais aussi Hannibal, le général Lee, un certain Lev Bronstein, Nicolas Fouquet, même le roi Louis XVI ! A ce titre, je dois vous faire une confidence : vous nous avez tellement régalés pendant les sept dernières années que, franchement, on a eu plus que notre content de beau jeu. Vous avez battu les plus grandes équipes, vous avez joué un rugby total, efficace et esthétique. Alors, si vous faites, pardonnez-moi l'expression, de la merde mais que vous gagnez, personne ne vous en tiendra rigueur. Pour parler trivialement, je préfère un drop dégueulasse qui sécurise le score à la soixantième à un arbitrage vidéo défavorable dans l'en-but à la quatre-vingt-deuxième à la suite d'une épique action de cinq minutes à vingt-trois temps de jeux. Je préfère qu'on renvoie l'adversaire dans ses vingt-deux plutôt qu'on tente une relance hasardeuse par excès de vanité. Je sais que la quête vaut plus que le trésor, que l'histoire est plus grande que le résultat, que les hommes comptent plus que les statistiques... Mais, pour cette fois, Vern...
Il vérifia que j'étais toujours à l'écoute et repartit de plus belle :
- S'il vous plaît, pour une fois, n'en faites pas trop. Ne vous grisez pas. On ne vous en voudra pas si vous gagnez minablement. Dégagez en touche, tentez les pénalités, faites arbitrer Parra. Vraiment. On vous pardonnera toutes les petitesses : soyez patients comme une murène dans son repaire, déchiquetez votre adversaire à petits coups de dents, n'éprouvez aucune pitié pour personne, aucun sentiment romantique, aucun égard pour le beau jeu : vous avez gagné suffisamment d'estime, maintenant, il faut gagner des titres ! Vous m'entendez, Vern ? Gagnez petit, s'il le faut, mais GAGNEZ !
Sa voix grave et échoïque avait amplifié tout au long de son incantation, à en faire trembler les murs.Je demeurais interdit. Je savais tout cela. Mais je savais aussi qu'il ne s'adressait pas qu'à moi. Il reprit :
- Plus important : si je suis revenu des prairies élyséennes, moi, le fantôme du passé, ce n'est plus pour vous hanter, c'est justement pour vous inciter à oublier le passé : videz-moi cette charrette pleine de fange dans un fossé au bord du chemin. Vous n'avez rien à prouver ! Vous ne devez rien à personne et vous n'êtes pas chargés de surpasser je ne sais quelle malédiction, de venger je ne sais quel affront ou je ne sais quelle défaite injuste ! Croyez-moi ! Il faut oublier ! D'autres se souviennent déjà à votre place. Le passé, c'est le passé, et le futur n'existe pas : il sera à celui qui viendra le prendre, et, si l'on se réfère à l'expérience, il n'est pas regardant sur la qualité... Les Grands Hommes tombent et se relèvent : ils se remettent debout, ils époussettent leurs vêtements, et ils recommencent, comme si de rien n'était. Soyez donc des Grands Hommes : n'ayez aucun ressentiment, aucune peur, ne calculez plus, jetez toutes vos forces dans la bataille et ne pensez jamais à ce qu'il reste à faire. Car il n'est de pire mort que d'échouer avec des regrets...
Il se tut.
Longuement.
Nous écoutions le silence glacé.
- Voila, Vern. J'ai parlé. Les entraîneurs motivent les joueurs : mais qui motive les entraîneurs ? Je suis venu vous faire votre causerie d'avant-match. Les mêmes qui vous porteront en triomphe, vous maudiront si vous perdez. C'est la Loi, aussi inique soit-elle. alors, ne soyons plus magnanimes avec la victoire, qui est aussi faite de bassesse et de renoncements.
De nouveau, une tournoyante tornade tourmenta dans mon bureau. Le fluide spectral se dissolut dans un bref tourbillon. J'entendis une voix résonnant du fond des âges :
- Et souvenez-vous d'oublier !
Les papiers retombèrent lentement sur le sol. J'étais en train de les ramasser quand Stéphane entra dans le bureau :
- Putain, Vern, qu'est-ce qu'il s'est passé ici ?
- Rien, j'avais besoin d'un courant d'air pour me rafraîchir les idées...