Le Projet Rugby & Stratégie

Expliquer et décrire le rugby par l'art stratégique, un projet ambitieux et du long terme qui me tient à cœur. Ce qui suit est un premier essai, en attendant d'autres travaux plus approfondis...
L'article est paru originellement en sept parties sur le site de la Boucherie Ovalie :

1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7


La version complète (avec la conclusion manquante sur le site de la Boucherie) vous est proposée ici :

Rugby et stratégie
Essai d'élucidation du rugby par la stratégie
ou
les penseurs de la guerre au service du noble jeu

Le rugby, c’est une guerre sans la haine, une bataille sans cadavre.
Peter Fitzsimons (Australie – Deuxième Ligne)
Le rugby est la plus belle des guerres en temps de paix.
Jean Giraudoux

Où l'on est bien obligé de constater que le rugby, c'est la guerre !

Le rugby est couramment appelé « sport de combat collectif ». Les joueurs y sont appelés à lutter les uns contre les autres dans des points de rencontre qui mobilisent leurs qualités physiques et techniques. La violence existe bien sûr dans les autres sports collectifs, notamment ceux où les équipes peuvent être mêlées sur le terrain. Au football ou au hockey sur glace par exemple, les duels sont omniprésents, mais la violence qu'ils induisent est plus limitée, pas forcément dans son intensité (cas du hockey), mais dans les moyens qui sont autorisés pour la déployer. De plus, là où les sports de combat ne forment que des guerriers, c'est à dire des combattants qui luttent pour une victoire individuelle, la spécificité (et peut être la supériorité) du rugby est que chaque joueur doit s'inscrire dans une organisation collective, parfois complexe, dont le but est la victoire de l'équipe1.

Le « combattant - rugbyman » est donc au cœur de l'affrontement de deux volontés qui s'opposent à deux volontés équivalentes chez l'adversaire : l'une collective, celle de l'équipe, l'autre individuelle, celle du joueur. Cette dialectique est comparable, toute proportion gardée, à celle qui met en conflit deux armées et leurs soldats sur le champ de bataille. Car le rugby est un sport de franchissement, de percée, de contact, d'occupation du terrain, de mêlée, et, nous l'avons dit, de combat. Dans ce jeu, la tactique et la stratégie prennent une dimension particulière : à ce titre, et toutes choses égales par ailleurs, il est peut être celui qui se rapproche le plus de la guerre.

Naturellement, les correspondances entre le sport et le monde militaire sont nombreuses. On relève ainsi diverses analogies sémantiques, qui vont, en vrac, du « capitaine d'équipe » aux métaphores martiales, filées sur le thème des « campagnes », voire des « opérations commando », ou qui passent, tout simplement, par l'utilisation d'expressions communes (stratégie, tactique, attaque, défense...). Dans le même ordre d'idée, la « discipline » est un mot qui fait sens dans le sport, comme dans les armées. Étymologiquement, la discipline est un « domaine d'apprentissage »2. A ce titre, cette notion illustre parfaitement la dualité implicite aux sports collectifs et aux armées, qui fait cohabiter aspirations personnelles et besoins du groupe : la discipline peut en effet être envisagée comme une pratique individuelle (« je m'efforce de développer un talent, une compétence ») et/ou collective (« je me contrains pour exercer ce talent, cette compétence, au profit d'un collectif »). La discipline, au rugby, est également un état d'esprit qui vise à limiter le nombre de fautes commises de manière à ne pas permettre à l'adversaire de récupérer la possession du ballon ou de marquer des points sur une pénalité.

Plus fondamentalement, le rugbyman, comme le militaire, se préparent à un affrontement physique et psychologique, où il s'agit d'imposer sa force et sa volonté à un adversaire. Inutile de rappeler que l'entraînement du militaire est lui-même fondé sur la pratique régulière du sport, afin de développer l'endurance physique et morale, la puissance mais aussi l'agilité. Militaires et sportifs partagent des méthodes de préparation finalement assez proches, qui font une part grande à la mécanisation et la répétition d'actes réflexes ou basiques, ce qu'un rugbyman pourrait appeler des « skills »...

Enfin, il n'est pas rare de voir les militaires et les sportifs exalter et invoquer des valeurs similaires : à l'amour du maillot ou du club, on rapproche celui du drapeau ou de la patrie, et on parle indifféremment, selon que l'on porte un képi ou un jersey, « d'esprit d'équipe », « d'abnégation », de « sacrifice », de « goût de l'effort », de « pugnacité », « d'honneur » ou de « haine de la défaite ».

Il n'est pas question ici de prétendre que tout rugbyman est un militaire qui s'ignore (ou inversement), ni de faire l'apologie de la guerre. Cette longue introduction a pour objectif de démontrer que l'on peut mieux comprendre le rugby en lui appliquant une grille de lecture qui fait appel à la stratégie militaire et aux nombreux penseurs, civils et militaires, qui ont étudié cette discipline aux développements infinis qu'est l'art de la guerre.

Nous allons donc voir quels parallèles édifiants et instructifs nous pouvons tirer entre les deux domaines.

Notes de la première partie :
1. On pourrait aussi évoquer le cas du football américain, mais, sans sous-estimer la richesse tactique de ce sport, l'étude du rugby nous semble plus féconde. Le football américain pourrait être comparé à une succession de batailles rangées. Cependant, les situations initiales y étant, sur le principe, toujours identiques, la variété des actions, lancements de jeu et combinaisons permises par le rugby nous paraissent plus nombreuses et donc plus intéressantes à étudier.
2. On remarque d'ailleurs que certaines disciplines sportives telles que les sports de jet, de tir, l'escrime, certains sports de combat... sont, par essence, militaires.

Pour moi, qui ne comprends pas la pensée séparée de l'action, qui ai la même horreur des intellectuels rachitiques que des soudards imbéciles, (...) cela fait toujours plaisir de rencontrer un cérébral qui est aussi un fort et un actif.
Maréchal Lyautey, certainement à propos de Pascal Papé, Lettre d’Olympie, 1893.

Où l'on apprend que Marc Lièvremont est un excellent joueur de bilboquet...

Après l'avoir longuement introduit, prenons d'abord soin de bien définir le sujet. Les définitions de la stratégie sont nombreuses. Nous nous en tiendrons à celle de Julian Corbett1 :
La stratégie est l'art de diriger la force vers le but à atteindre (Strategy is the art of directing force to the end of view).
A vrai dire, dans notre cas, cette définition est d'une importance moindre que les deux conséquences qui en découlent :
Premièrement, et quelle que soit la définition que l'on donne à la stratégie, celle-ci a une vocation pratique. Elle suppose certes une théorie, mais elle n'a d'autre but que la victoire : il faut surpasser l'adversaire. C'est pourquoi nous pouvons nous permettre de lui donner une application au sport en général et au rugby en particulier.
D'autre part, il ne faut pas confondre la stratégie et la tactique. La tactique s'entend comme les techniques et procédures utilisées « sur le terrain » par le soldat ou son chef direct pour obtenir un gain immédiat et provisoire. La stratégie, quant à elle, s'entend dans une acception plus large, plus générale, à un niveau supérieur de réflexion, de conception mais aussi d'accomplissement.

Pour illustrer ce hiatus fondamental, imaginons que nous ayons à jouer une demi-finale de la coupe du monde sous la pluie. Une stratégie envisageable pourrait être de mettre en œuvre un jeu prudent, restrictif et d'usure, cherchant à provoquer la faute de l'adversaire et fondé sur l'occupation du terrain. Tactiquement, l'application de cette stratégie passerait, entre autres, par :
  • un jeu au pied long en coin,
  • l'utilisation fréquente de chandelles courtes pour mettre les joueurs en couverture sous pression,
  • le passage fréquent au sol après du jeu « à une passe au près » pour minimiser les risques de pertes de balle et obliger la défense à commettre des fautes.

Dès lors, on en déduit qu'il y a des stratèges et des tacticiens au rugby, et qu'ils ne sont pas forcément les mêmes. Il est clair que, dans un club, le staff dirigeant et l'entraîneur en chef font plutôt et normalement partie de la catégorie des stratèges : à eux le temps long, la gestion de l'effectif sur le moyen et long terme, la politique générale du club en matière de finances, de recrutement et de formation, mais également pour le manager en charge du sportif et l'entraîneur en chef, le choix d'un style de jeu et les grandes lignes de sa mise en œuvre. Subordonnés, les entraîneurs adjoints, préparateurs physiques et joueurs cadres entrent normalement dans le champ des tacticiens. Ils ont un rôle plus technique et pratique (car selon l'Encyclopédie Universalis2, la tactique est « l'art de combiner les moyens militaires au combat pour en obtenir le meilleur rendement », et sont ainsi les outils de la stratégie.

Pendant le match, les joueurs sont les tenants de la stratégie et effectuent les choix tactiques qui en constituent les modalités, en accord ou en contradiction, parfois, avec ce qui a été prévu. Il existe là encore une analogie entre la guerre et le sport : à la guerre, le général et son état-major élaborent des plans de bataille, mais une fois le combat engagé et les forces lancées dans la mêlée, le commandant en chef perd une grande part de sa capacité à influer sur les événements, contraint de déléguer la conduite des opérations aux échelons subordonnés qui sont au front et ne pouvant décider dans l'urgence à sa place. En fonction des circonstances, il est toujours en mesure de commander ou conseiller, mais sa position en retrait le maintient hors du cadre immédiat de l'action. De la même manière, l'entraîneur, dans les tribunes ou sur la touche, n'est plus le dépositaire de la stratégie qu'il a mis en place à partir du coup d'envoi. Il a beau s'époumoner du bord du terrain ou chuchoter des conseils dans l’oreillette du soigneur, la décision, in fine et dans l'action, incombe aux joueurs.

On en revient à la définition de la stratégie, toujours donnée par l'Encyclopédie Universalis3 : « art de faire converger les moyens militaires sur le champ de bataille jusqu'au moment du combat (souligné par nous) ». Cette posture, non exempte de frustration, frustration fréquemment évoquée par les anciens joueurs devenus entraîneurs, était, par exemple, parfaitement assumée par le maréchal Lyautey qui, à l'imitation de son maître Gallieni, une fois qu'il avait donné ses ordres, prétendait laisser toute latitude à ses subordonnés car les choses lui échappaient alors définitivement :
L'un comme l'autre possédaient cette qualité de laisser faire leurs subordonnés quand ils leur avaient accordé confiance et de ne pas intervenir dans l'exécution. (...) On connaît l'incident de la colonne de Ké Tuong, au Tonkin, en avril 1895 : le ravitaillement n'arrive pas, et le commandant Lyautey, chef d'état major, est dans ses petits souliers ; en pareil cas, tous les chefs d'état-major sont gênés au même endroit. Il scrute l'horizon, s'agite, et, dirions-nous aujourd'hui, s'en fait considérablement. Gallieni, tout aussi préoccupé, au fond, que son adjoint, reste impavide, lit, ou fait semblant de lire et de lire du Stuart Mill encore ! Il conseille au bouillant Lyautey d'user, lui aussi, de cet infaillible calmant : les ordres sont lancés, toute ingérence dans l'exécution serait funeste. (...) C'est ce que le général Freydenberg appelait l'heure du bilboquet, l'heure où le chef d'état major apporte à son patron cet armement inoffensif et lui dit : « Occupez-vous avec ça et laissez-nous faire notre travail. » Il y a d'ailleurs assez peu de chefs rompus à l'exercice du bilboquet...4

Note de la deuxième partie :
1. Green Pamphlet, 1906, in Some Principles of Maritime Strategy, United States Naval Institute, Annapolis, 1988, p 308.
2. Jean Delmas, Armées, Doctrines et Tactiques - http://www.universalis.fr/encyclopedie/armee-doctrines-et-tactiques/
3. Ibid.
4. Yves de Boisboissel, Dans l'ombre de Lyautey, L'Harmattan, Paris, 1953, p 293.

 Les improvisations géniales sur le champ de bataille ne sont que le résultat des méditations antérieures.
Maréchal Foch, conférence à l'École navale – août 1920.
Mes meilleures improvisations, ce sont celles que j'ai préparées le plus longtemps.
Attribué à Winston Churchill

Où l'on appréhende les difficultés pour passer du tableau noir au pré boueux et où l'on apprend que les frictions, ce n'est pas uniquement au Synthol...

Tout ce dont il a été question précédemment est éminemment théorique. Car stratégie et tactique sont remises en cause pendant la partie, et, comme le dit le vieil adage guerrier :
Les meilleurs plans ne résistent pas au premier coup de fusil.
Il existe en effet une grande quantité de données, de variables, de paramètres à combiner, qui influent sur le jeu et que l'on pourrait décliner presque à l'infini et de manière évolutive sur les 80 minutes de temps réglementaire. Citons en particulier, et de manière non exhaustive :
  • l'adversaire, qui a pris l'habitude de ne jamais réagir comme on s'y attend et qui prend un malin plaisir à contrecarrer toutes nos initiatives,
  • la capacité de chaque équipe à s'en tenir à son « game plan » et à répondre à ses exigences (dans le cas de notre demi-finale pluvieuse, technique individuelle au pied, organisation collective et puissance dans les « rucks » et au contact, supériorité dans les phases de conquête et dans les airs),
  • la capacité de chaque équipe à exécuter des variations autour de la stratégie et la tactique (ce que Pierre Villepreux appellerait « intelligence situationnelle »), à s'adapter à l'arbitrage et aux forces et faiblesses de l'adversaire (aussi bien du point de vue de ses individualités que de son collectif), le tout en fonction du déroulement (du scénario) du match...
  • les modifications de l'état psychologique et physique de chaque joueur,
  • les changements de conditions climatiques,
  • l'arbitrage,
  • les blessures,
  • le coaching,
  • la pression du public et des media,
  • l'enjeu de la rencontre,
  • le hasard (ou la chance..., ce que l'on nomme habituellement « les caprices du ballon ovale », si chers à Fabien Galthié),
Or nous constatons que les paramètres dont il vient d'être question peuvent être scindés en deux catégories :
  • celle sur laquelle le joueur peut influer,
  • celle qui est donnée comme un invariant (ne seraient-ce, par exemple, que la taille du terrain ou la durée de la partie).

Nous sommes bien dans un système imprévisible, en équilibre instable, où le déterminisme des conditions initiales le dispute à la volonté de l'homme, qui cherche à influer sur le cours des choses. De la même manière qu'il serait faux d'attribuer le mérite d'un triomphe à un seul joueur ou à un entraîneur génial, l'histoire nous a appris qu'il fallait se méfier des victoires dont le seul mérite reviendrait à un général ou à un as. Mais, en contrepartie, il est excessif de sous-estimer la part de l'entraîneur ou du joueur stratèges dans une victoire au profit d'un système de jeu, des conditions extérieures à la rencontre ou de la supériorité physique. Ainsi, si nous retraçons l'épopée du XV de France au cours de la dernière coupe du monde, nous mettons en défaut la maxime déterministe, souvent vérifiée, de Montesquieu :
Il y avait une cause générale qui faisait que cet État devait périr par une seule bataille.1
Ainsi, selon les observateurs et les échos qui provenaient de l'intérieur, il semblait que le XV de France était extrêmement fragilisé, à la fois par son jeu et ses résultats en demi-teinte voire catastrophiques (défaite contre les Tonga), mais également par son management interne. Or, ce qui promettait d'être un échec cuisant après l'humiliation tongienne, devint une quasi victoire car les joueurs, à la manière des grands personnages de l'histoire, ont trouvé en eux les ressources pour inverser un destin qui semblait tragique.

Cette « glorieuse incertitude » provient d'un constat simple : ce qui est évident, facile, imparable sur le tableau noir en causerie d'avant match devient immédiatement plus complexe à réaliser sur le terrain dans les conditions réelles. C'est ce que Carl von Clausewitz nous décrit admirablement comme les « frictions » :
Dans la guerre tout est très simple, mais la chose la plus simple est difficile. Les difficultés s'accumulent et entraînent une friction que personne ne se représente correctement s'il n'a pas vu la guerre... C'est ainsi qu'en guerre tout baisse de niveau par suite d'innombrables contingences secondaires qui ne peuvent jamais être examinées d'assez près sur le papier, de sorte que l'on reste loin en deçà du but... La machine militaire, c'est-à-dire l'armée et tout ce qui en fait partie, est au fond très simple et paraît par conséquent facile à manier. Mais il faut se rappeler qu'aucune de ses parties n'est faite d'une seule pièce, que tout s'y compose d'individus (...) dont le plus insignifiant est capable, parce que le hasard s'en mêle, de provoquer un arrêt ou une irrégularité... Ce frottement excessif, que l'on ne peut, comme en mécanique, concentrer sur quelques points, se trouve donc partout en contact avec le hasard ; il engendre alors des phénomènes imprévisibles, justement parce qu'ils appartiennent en grande partie au hasard.2

En rugby, pourrait-on dire, tout est simple. Les déclarations d'avant match des joueurs ne laissent en général pas de doute quant à la préparation dont ils bénéficient et la motivation dont ils font preuve. Pourtant, combien de défaites pour autant de victoires annoncées à l'avance, selon la foi du déséquilibre des forces en présence « sur le papier » ? Et combien de plans de jeu qui se sont effrités, une fois confrontés au révélateur de la réalité ? Les frictions peuvent d'ailleurs être d'ordre « politique » et pas simplement « tactiques » : les tensions, le ressentiment, les jalousies sont le lot commun des groupes humains, des équipes de rugby, de leurs staffs ou de leurs fédérations en particulier. L'exemple de l'Angleterre au cours de la dernière coupe du Monde est très représentatif de ces frottements qui peuvent entraîner des effets extrêmement néfastes sur le rendement d'une équipe.

Aux frottements, Clausewitz ajoute une difficulté supplémentaire, qu'il nomme magnifiquement le « brouillard de la guerre », devenu aujourd'hui un truisme pour évoquer la difficulté de prendre des décisions dans le fracas et la cohue du champ de bataille et le désordre des entreprises humaines en général. Et le « brouillard » du combattant existe naturellement au rugby. Imaginons un instant être au cœur d'un regroupement, à la soixantième minute d'un match de coupe d'Europe, dans la peau d'un troisième ligne aile. Voila une heure que l'on court, plaque, est plaqué, pousse en mêlée, saute en touche, prend part aux « rucks » en déblayant, ou en étant déblayé, inexorablement exposé aux chocs, aux contacts, parfois aux coups. Et voici qu'après nous être relevé pour la trentième fois et avoir repris la position d'attaque, le ballon nous échoit. Nous n'avons que quelques dixièmes de seconde pour choisir une option, car le deuxième ligne adverse monte rapidement et vous ne vous sentez pas de le prendre en un contre un. Dans le brouhaha du stade, vous percevez l'appel d'un coéquipier, mais que vous ne parvenez pas à situer distinctement. Vu des tribunes, il y a un quatre contre deux évident à jouer dans le fermé, mais vous préférez repiquer au centre car vous n'avez plus la lucidité nécessaire pour profiter du surnombre, et vous faites avorter une action qui eût pu être décisive...

Notes de la troisième partie :
1. Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, Chapitre XVIII, Nouvelles maximes prises par les Romains, 1734.
2. Carl von Clausewitz, De la Guerre, textes traduits par Denise Naville et présentés par Pierre Naville, Paris, Minuit, coll.« Arguments », Editions de Minuit, 1955, p109 – 111.

Où l'on se rend compte que Mao aurait mieux fait de s'intéresser au rugby plutôt que de faire la Révolution culturelle...
A travers l'exemple précédent, nous abordons une notion nouvelle qui est celle du choix, notion qui est consubstantielle de celle du moment. Mao, stratège méconnu, écrivait :
[Il faut] attendre l'occasion. Celle-ci se présentera toujours.1
En cela, il s'inscrit dans la grande tradition stratégique et philosophique chinoise, qui consiste à n'intervenir qu'à l'instant opportun de manière à ce que les événements se déroulent naturellement, presque sans effort. Le Prince de Ligne confirme cette idée explicitement :
Le moment est le Dieu de la guerre. C'est lui qui y décide de tout.2
Ce qui fait les grands joueurs et les grandes équipes, c'est incontestablement, au-delà de leurs qualités intrinsèques, leur capacité à « jouer juste », c'est à dire effectuer le bon geste au bon moment, mais aussi à exploiter l'opportunité lorsqu'elle se présente. L'exemple de l'essai de Philippe Saint-André contre l'Angleterre pendant le Tournoi des Cinq Nations 1991, essai de génie(s) initié par Serge Blanco depuis ses vingt-deux mètres et incroyablement construit par le virtuose Didier Cambérabéro, est édifiant à ce titre. Combien auraient choisi cette option de jeu ? C'est là toute la classe et la « vista » de ces joueurs qui ont compris, peut être intuitivement d'ailleurs, que l'occasion se présentait et qu'il était urgent, par tous les moyens et une audace incroyable, de la saisir...

On en arrive logiquement à la question de la gestion des temps forts et des temps faibles, problème qui se pose invariablement à chaque équipe lorsque les débats sont équilibrés. On appelle temps fort un moment de domination, qui doit normalement se concrétiser par une marque. A l'inverse, le temps faible est le moment où l'équipe subit le jeu mais dont l'habileté est reconnue par sa capacité à peu ou ne pas encaisser de points à cet instant. Une fois de plus, tournons-nous vers Mao :
Il est clair que nous devons apporter une réponse juste aux questions de principe suivantes : déterminer correctement notre orientation stratégique, lutter contre l'aventurisme dans l'offensive, contre le conservatisme dans la défensive, contre l'esprit des paniquards pendant les déplacements.3
Cette phrase pourrait servir d'exergue à un petit manuel du Top 14, où la stratégie prend souvent le pas sur le jeu. Mais tout est dit et pourrait être traduit en langage ovale de la manière suivante : choisir un « game plan » pertinent, ne pas systématiquement relancer de sa moitié de terrain, savoir prendre des risques mesurés en défense, bien gérer les fins de matches accrochés à l'extérieur.

Mao n'en oublie pas pour autant d'évoquer la contre offensive, c'est à dire, au rugby, la contre attaque née du « turn over ».
Gagner le première bataille, l'envisager dans le cadre du plan d'ensemble, envisager la phase stratégique suivante, tels sont les trois principes que nous ne devons jamais oublier lorsque nous commençons une contre offensive.4
Transposons cette assertion au rugby : récupération de la balle, évaluation de la situation d'ensemble et du risque représenté par une contre attaque par rapport au gain escompté à ce moment-là de la partie, analyse de la disposition des joueurs amis et adverses sur le terrain, et, le cas échéant, initiation de la contre attaque. Naturellement, cette évaluation de la situation et le choix de conduire la contre attaque résulte de la décision des leaders de jeu (demi de mêlée ou ouvreur par exemple), mais aussi de la compréhension immédiate et implicite par les coéquipiers de l'initiative de leurs partenaire et d'une vision partagée du jeu. Cette cohésion est obtenue grâce à l'entraînement commun, l'expérience collective, mais aussi et bien sûr par l'appropriation d'une stratégie proposée ou imposée par l'entraîneur.

La stratégie en question est pour ainsi dire « identitaire » : elle correspond à un club, une nation, un entraîneur ou à une conception du rugby, mais aussi aux « moyens » humains et matériels qui sont à disposition du stratège. Ne pratique pas le jeu des All Blacks qui veut : il faut une vraie tradition, une volonté soutenue sur la longue durée de sélectionner et former un certain type de joueurs dans un certain schéma, pour ne serait-ce qu'avoir l'opportunité de bâtir ce jeu au plus haut niveau. Il arrive aussi, en fonction de l'évolution des règles, des techniques ou des modes, qu'une « école » de rugby prenne le pas sur les autres et impose au monde ses canons. Ainsi a-t-on entendu certains techniciens opposer les rugby vainqueurs en 2007 et en 2011. Le premier, incarné par les Boks, est jugé restrictif et peu créatif car fondé sur la puissance physique et la conquête. Le second, incarné par les Blacks et tirant parti de nouvelles règles sensées privilégier l'attaquant, est jugé plus offensif et spectaculaire. D'une certaine manière, on pourrait trouver une analogie de cette opposition dans la controverse qui a impliqué les tenants de la défensive statique contre les partisans de la guerre de mouvement pendant l'entre deux guerres.

En Europe, il semble que deux écoles dominent : la « Britannique » privilégie un jeu direct, dit « stéréotypé », en application d'un « game plan » bien rôdé et simple à mettre en œuvre (ce qui ne signifie pas qu'il est simpliste et ne demande pas une grande technicité). L'école « française », dite du « french flair », et sa cousine hybride « toulousaine », est certainement à rapprocher de l'Auftragtaktik inventée par les Allemands entre les deux guerres mondiales. Elle laisse aux échelons subordonnés, les joueurs, une plus grande part d'initiative. En deux mots, l'objectif prime  la façon d'y arriver et le joueur est éventuellement autorisé à déroger au « game plan » s'il estime que sa prise d'initiative peut être efficace (ce qui ne signifie donc pas que l'on n'a pas de stratégie préétablie ou que l'on passe son temps à faire des chisteras : le joueur est, de ce fait, plus responsabilisé dans sa prise de risque).

Notes de la quatrième partie :
1. Mao Zedong, Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine, Chapitre 3, Section 5, Le début de la contre offensive, 1936.
2. Prince de Ligne, Préjugés et fantaisies militaires, Sur l'infanterie, Des Légions, 1780.
3. Mao Zedong, Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine, Chapitre 3, Section 3, De ces particularités découlent notre stratégie et notre tactique, 1936.
4. Mao Zedong, Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine, Chapitre 3, Section 5, Le début de la contre offensive, 1936.



Où attaquer et défendre deviennent des questionnements métaphysiques...

Mao nous a aiguillé vers une nouvelle thématique, qui, si elle paraît évidente, n'en est pas moins essentielle et il convient à ce titre de la développer : un match est une combinaison incessante et indissociable d'attaques et de défensives. Sur ce sujet, Napoléon Bonaparte complète et synthétise la vision de Mao :
Tout l'art de la guerre consiste dans une défensive bien raisonnée, extrêmement circonspecte, et dans une offensive audacieuse et rapide.1
Nous pourrions nous contenter de cette formule qui résume génialement à elle seule ce qu'il convient de faire ! Toutefois, on est en droit de se poser la question, au rugby comme à la guerre, de savoir qui l'emporte sur l'autre : la défensive ou l'offensive ? Car, à la guerre comme au rugby, il existe des périodes où l'attaque semble l'emporter sur la défense et inversement. S'il convient donc de ne pas tomber dans le piège de proclamer la supériorité de l'un sur l'autre, interrogeons-nous tout de même sur leurs avantages et inconvénients respectifs. Clausewitz, estime que « la forme défensive de guerre est en soi plus forte que l'offensive2 ». Cependant, cette assertion repose en grande partie sur la possibilité pour le défenseur, à la guerre, d'établir des positions fortifiées sur un terrain qu'il aura choisi. Elle mérite donc d'être nuancée s'agissant de son application au rugby, d'autant que, à la guerre, le combat s'arrête après abandon de l'une des parties, alors qu'au rugby, l'arbitre peut mettre fin au siège en sifflant une faute ou en renvoyant les équipes aux vestiaires, et qu'à ce titre, la défensive ne subit pas la même attrition.
Quoi qu'il en soit, et c'est particulièrement vrai dans le rugby moderne où les systèmes défensifs sont très organisés, et, de ce fait, plus difficiles à surprendre, il devient plus aisé de défendre que d'attaquer. Mais, et ce bon vieux Carl le reconnaît, la défensive engendre une usure qui épuise « les avantages naturels de la défense3 ». Au rugby, il est bien connu qu'une défense acharnée est plus coûteuse physiquement que l'attaque. De plus, la possession du ballon, l'initiative offrent à l'attaquant la possibilité d'imposer son tempo, de choisir le moment de l'attaque et de prendre l'ascendant psychologique sur le défenseur qui ne joue plus. Mais là encore, il faut préciser deux points :
Le premier est que des méthodes offensives peuvent être employées dans la défensive et inversement : au rugby, on évoque bien sûr le cas du plaquage offensif et du « contest » qui permet non seulement de faire reculer l'adversaire, mais aussi de récupérer le ballon par arrachement ou en amenant l'adversaire à la faute. Réciproquement, on peut être appelé, en phase offensive, en étant temporairement refoulé, à adopter un comportement plus défensif de protection du ballon dans un ruck, suivi d'un coup de pied de déplacement du jeu (voire en touche) qui rend le ballon à l'adversaire. Il existe donc un point d'équilibre instable pendant lequel l'attaquant, ayant épuisé ses solutions, doit choisir de passer en position défensive.
Le second est que la défensive est souvent l'état de l'équipe qui mène : n'étant plus obligée de « faire le jeu », elle peut se contenter de gérer son avance et contenir les avancées adverses par une défense contrôlée, et, éventuellement exploiter des contre attaques. On pourrait alors parler « d'attente stratégique ».

Notes de la cinquième partie :
1. Napoléon Bonaparte, lettre du 28 juillet 1806 à son frère Joseph, Roi de Naples, Correspondance militaire de Napoléon Ier, Extraite de la correspondance générale et publiée par ordre du ministère de la guerre, Tome quatrième, Paris, 1876, n°768.
2. Carl von Clausewitz, Ibid. p 400.
3. Carl von Clausewitz, Théorie du combat, p 50, n°188a.

Où l'on constate que Gerhard Vosloo est la quintessence de la combinaison du choc et de la manœuvre, c'est à dire, l'arme absolue...

Tout cela est bien beau, me direz-vous, mais ni Sun Zu, ni Mao n'ont jamais fait un cadrage-débordement. Eh bien si, du moins, les soldats qu'ils ont dirigés ont certainement, et à plusieurs reprises, fixé et débordé leurs adversaires. Car, comme nous le rappelle l'Encyclopédie Universalis :
Sur le plan tactique, définissant des techniques de combat, [les doctrines militaires] ont cherché à combiner d'abord choc et mouvement, puis à introduire le feu dans la manœuvre.1
Dans l'armée française, par exemple, la définition de l'attaque est a suivante :
Acte essentiel de la manœuvre offensive visant par la combinaison du feu et du mouvement, soit à détruire un ennemi déterminé, soit à le chasser des zones qu’il occupe en lui infligeant le plus de pertes possibles.2
Au-delà de la volonté de faire mal (présente également au rugby notamment dans l'expression « marquer l'adversaire » fréquemment entendue chez les commentateurs sportifs), il faut retenir que l'on peut finalement réduire la tactique et la stratégie à un nombre limité de ce que le stratégiste Hervé Coutau-Bégarie appelle les « modalités3 », modalités dont les combinaisons et les variations permettent une infinité de modélisations du champ de bataille.
Pour le rugby, il paraît pertinent de n'en retenir que deux : le choc et la manœuvre.
Le choc (...) résulte d’une application soudaine et massive de violence. (...) A l’échelon tactique(...), il représente, dans le combat classique, le préalable à la percée. Ses effets psychologiques [sont] récurrents.
La manœuvre consiste à déplacer et à déployer ses forces pour gagner une position favorable par rapport à l’adversaire. (...) Son succès repose sur le maintien du secret d’une part et sur sa rapidité d’exécution d’autre part.4
Le choc sape, désorganise, provoque l'attrition. La manœuvre, quant à elle, cherche les points faibles, à déborder, à percer, à se mettre dans les conditions favorables pour l'attaque ou la défense.
S'agissant du choc, on imagine sans mal qu'il est représenté par la percussion, l'impact physique dans les contacts, mais également par la mêlée et le groupé pénétrant (autrement appelée « cocotte »). En effet, la « cocotte » manœuvre difficilement et lentement, elle est prévisible, mais sa puissance de pénétration dans l'axe est énorme lorsqu'elle est bien conduite et il est rare dans ce cas que l'on parvienne à l'arrêter sans se mettre à la faute, à moins de concentrer des forces très importantes contre elle et de s'affaiblir par ailleurs. Elle n'est pas sans rappeler la tortue romaine.
S'agissant de la manœuvre, la définition donnée plus haut ne serait certainement pas éloignée de celle du jeu en mouvement par Pierre Villepreux. Au contraire du choc, on agit alors plus dans l'évitement, dans l'intervalle, avec vitesse et dans le bon tempo. Un modèle du genre est la percée d'Anthony Floch contre Perpignan en finale du championnat de France 2010. Sur l'action en question, on voit bien que le « maintien du secret » sur ce lancement de jeu est garanti par des leurres et la rapidité d'exécution est obtenue par la passe sautée de Brock James, précise et tendue, tout comme la bonne temporisation d'Aurélien Rougerie et la course dans l'intervalle de l'arrière. Le déséquilibre dans la défense est alors créé et il suffit ensuite d'exploiter à deux reprises les failles consécutives (Floch puis James) pour se retrouver près de l'en-but.

Mais, nous l'avons déjà dit, le choc et la manœuvre peuvent se combiner pour augmenter encore leurs effets. A n'en pas douter, le jeu des All-Blacks est à l'heure actuelle celui qui associe avec le plus de régularité ces deux effets. On peut en trouver l'illustration dans l'essai marqué en demi finale de la dernière coupe du monde par Ma'a Nonu. Ce même Ma'a Nonu est le symbole de cette arme fatale du rugby moderne, lui qui sait pratiquer à la fois un jeu d'évitement, notamment grâce à des appuis et une pointe de vitesse au-dessus de la moyenne (manœuvre), et, lorsqu'il est plaqué, qui conserve l'avancée sur l'impact grâce à sa puissance physique (choc) mais qui parvient également à faire vivre le jeu en passant après contact à un partenaire lancé dans l'intervalle (choc + manœuvre).

La combinaison du choc et de la manœuvre est effectivement une caractéristique moderne. Elle provient de la capacité des avants à participer de plus en plus au jeu, grâce à une faculté à se mouvoir et un bagage technique qui se sont significativement améliorés avec le professionnalisme, et de l'augmentation considérable de la densité physique des arrières. L'écueil de cette évolution est que le jeu devient de plus en plus stéréotypé, puisque les joueurs les plus puissants sont tentés d'aller rechercher l'affrontement direct plutôt que l'intervalle. Comme le disait avec beaucoup de finesse Jean-Pierre Rives dans un quotidien sportif,
Au lieu de s'évertuer a courir derrière les attaquants comme nous le faisions, ce sont eux qui maintenant viennent vers nous pour se faire plaquer, c'est quand même moins fatiguant...
Souvent les rugbymen oublient-ils l'adage du maréchal de Saxe :
Je ne suis cependant point pour les batailles, surtout au commencement d’une guerre, et je suis persuadé qu’un habile général peut la faire toute sa vie sans s’y voir obligé.5
On en revient à la conception confucéenne de l'art de la guerre, incarnée entre beaucoup d'autres par Sun Zu, pour qui
l'art de la guerre est fondé sur la duperie.6
Cependant, on sait ce qu'il est advenu des nations qui ont refusé d'entrer dans la modernité où la puissance de feu devenait prépondérante par rapport aux armements traditionnels. La Chine en fit les frais à la fin du XIXème siècle. Aujourd'hui, il serait illusoire de prétendre rivaliser au rugby en basant son jeu uniquement sur le mouvement, la feinte et les grandes envolées...

Notes de la sixième partie :
1. Ibid.
2. http://www.cesat.terre.defense.gouv.fr/IMG/pdf/Extrait_du_TTA_106.pdf, p497.
3. Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, Chapitre V, section IV – http://www.stratisc.org/traite_tdm.htm.
4. Alain Vuitel, La Synthèse Feu, Choc, Manœuvre et Incertitude, MILITARY POWER REVUE der Schweizer Armee – Nr. 1 / 2011.
5. Maurice de Saxe, Mes rêveries, Henri Lavauzelle éditeur, Paris, 1895, pp. 118-119.
6. Sun Zu, L'art de la guerre, Article I, traduction du père Amiot, Les mille et une nuits, 1996.

Où l'on apprend que la règle des trois « P » (Pousser, Plaquer, Courir), c'est pas que des conneries...

Le détour par la Chine dans le précédent article nous permet de nous intéresser à une nouvelle notion, qui est celle, fondamentale, des principes de la guerre. Nous avons déjà vu plus haut que certains auteurs s'essaient à résumer l'art stratégique en une phrase bien sentie. Ces tentatives correspondent à la volonté intellectuelle de synthétiser la stratégie en principes qui constitueraient en quelque sorte les « Tables de la loi » et auxquels il conviendrait que le chef se réfère en permanence avant d'élaborer ses plans de bataille. La recherche des principes est une quête incessante et forcément inachevée. Certains les limitent à deux (Amiral Labouerie : « incertitude et foudroyance ») ou trois (Foch : « économie des forces, liberté d'action, surprise »), d'autres, comme le Britannique JFC Fuller, en dénombrent neuf, tout comme l'armée américaine dans ses manuels1. D'autres encore pensent qu'il n'en faut pas :
Se souvient-on que mon premier principe à la guerre est de n’en pas avoir ? Comment voudrait-on en appliquer deux parfaitement égaux ? Y a-t-il deux situations parfaitement de même ? Il en est des combats comme des visages et, quand ils sont ressemblants, c’est beaucoup ;2
Et pour cause, l'incroyable variété des situations à la guerre semble décourager toute recherche de recettes immuables. Mais justement, il ne s'agit pas de recette, mais plutôt de guides. Les principes demeurent des références dont la pertinence varie en fonction des circonstances, des buts recherchés, voire, de l'évolution des techniques.
Examinons cependant l'application de ceux du maréchal Foch au rugby :
L'économie des forces s'entend parfaitement. Il s'agit de gérer physiquement et psychologiquement les joueurs, non seulement sur un match, mais aussi pendant toute la durée de la compétition. Le coaching permet une rotation saine des joueurs, mais le joueur lui-même doit savoir doser son effort pendant le match et la saison afin de n'être pas « cramé » trop tôt, ou tout simplement, ne pas augmenter son risque de blessure. Il faut parfois savoir « s'enlever » pour durer... Mais tactiquement, ce principe est tout aussi pertinent : en attaque, comme en défense, il convient de ne pas se « consommer » entièrement sur un ruck, par exemple, de façon à ne pas se dégarnir ou se priver du soutien une fois le ballon reparti. Mais, de fait, l'économie des forces peut aussi s'entendre dans un sens extensif, comme la capacité à réunir, à concentrer sa puissance en un point ou en un moment, afin de créer un déséquilibre décisif : on en revient à la gestion du temps fort et du temps faible. En synthèse, on pourrait dire que ce principe est un appel à la raison et au recul : il s'agit de proportionner parfaitement l'effort que l'on produit au gain que l'on recherche, immédiat ou à moyen terme.
La liberté d'action est, quant à elle, un principe de très large application. Elle vaut aussi bien au niveau individuel que collectif. On peut y voir la faculté à prendre l'initiative, à exploiter les percées, mais aussi la capacité à conserver une marge de manœuvre, en attaque par exemple, en s'assurant des libérations de balles rapides et une domination dans les rucks qui permettent de desserrer l'étreinte adverse sur le temps de jeu suivant, tout en ayant anticipé le replacement défensif, afin de ne pas être surpris par un turn over suivi d'une contre attaque. Dans la liberté de manœuvre, on peut aussi compter le « sens tactique », c'est à dire la bonne lecture du jeu qui permet, nous en avons parlé plus haut à propos de « l'occasion », de bonifier une situation propice. Cette liberté d'action peut également concerner l'interprétation des règles, tout du moins, une parfaite connaissance des habitudes de l'arbitre, qui permet de jouer jusqu'à la « limite de la faute », voire au-delà. La liberté d'action pousse naturellement à l'offensive, car elle tend à faire prendre le jeu à son compte et à imposer son rythme à la partie et surtout, à l'adversaire, et, à ce titre, n'est pas sans conséquence sur le moral des protagonistes. Toutefois, une stratégie défensive forte, telle celle mise en place par les Australiens lors du dernier quart de finale de la coupe du monde contre les Spring Boks, prouve que la liberté d'action peut aussi être l'apanage du défenseur, qui enferre alors l'adversaire dans une tactique stérile.
Enfin, la surprise stratégique est « la possibilité pour l'ennemi de nous attaquer quand nous ne sommes pas en état de le bien recevoir ; (...) en raison même de l'insuffisance (...) du renseignement.3 » On doit donc à la fois se prémunir de la surprise en recherchant une forme de sécurité, tout en essayant soi-même de dénier cette sûreté à l'adversaire. Dans le rugby moderne, un premier outil pour éviter la surprise est la vidéo. Celle-ci est, en quelque sorte, le service de renseignement du club qui permet d'analyser le jeu adverse, comme un satellite espionnerait les fortifications de l'ennemi qui ne seraient pas dissimulées. Réciproquement, l'étude statistique et systématique de l'adversaire doit normalement mettre en évidence ses points faibles, et, de fait, l'empêcher d'agir en sécurité.
La surprise peut être technique : la tortue béglaise en 1991 est emblématique de l'avantage que peut procurer une innovation tactique d'autant plus efficace que ceux qui l'employaient étaient les seuls à la maîtriser parfaitement. L'appel à des spécialistes du jeu au pied ou de la préparation physique dans les années 1990 a apporté un avantage temporaire mais décisif aux premières équipes qui en ont bénéficié. La surprise peut naturellement naître de l'organisation collective, qui fait peser une incertitude, grâce, par exemple, à une combinaison nouvelle ou inattendue. Typiquement, l'essai des All Blacks en finale de la dernière coupe du monde a surpris les Français, qui, mésestimant le danger, ont défendu sur le lancer et ont délaissé l'intervalle dans lequel s'est engouffré le marqueur. La surprise peut également être le fait d'un joueur hors norme, tel Jonah Lomu, à lui seul en mesure de déchirer une défense sur toute la longueur du terrain. Posséder un tel joueur dans son équipe est une garantie d'insécurité pour l'adversaire. Ce dernier sait qu'à tout moment, d'une part, le phénomène peut frapper, d'autre part, qu'il doit se focaliser sur un joueur au détriment, peut être, des autres. De même, des joueurs insaisissables, capables de gestes de classe et improbables, tels Frédéric Michalak ou Sione Lauaki, sont en mesure de créer la surprise par une inspiration dont ils ont, seuls, le secret. La surprise, enfin, naît du hasard, du « brouillard de la guerre ». Elle peut être le résultat d'un fait de jeu, un contre sur un dégagement au pied, un rebond improbable ou une sortie de balle en mêlée mal négociée. Dans ce cas, elle surprend les deux protagonistes et c'est à celui qui sera le plus prompt à exploiter la situation initiée si soudainement.

Notes de la septième partie :
1. Col. Herbert R. Tiede, USMC (à la retraite), « Principles of War », Marine Corps Gazette (avril 1995), p. 54.
2. Prince de Ligne, Préjugés et fantaisies militaires, Sur l'infanterie, Des choses extraordinaires, 1780.
3. Ferdinand Foch, Des principes de la guerre, Conférences faites à l'école supérieure de guerre, Berger-Levrault & Cie, Paris, 1906, p217.

Où il est temps de siffler la fin de la partie...

La théorie de l'art de la guerre ne permet pas à l'homme de penser qu'il sait toute l'affaire, tandis qu'il n'en sait qu'une partie. Des recettes pour créer des chefs d’œuvre comme Austerlitz, Friedland, Wagram (...) voila ce que la théorie est incapable de donner. Mais elle présente ces modèles comme des types d'études aux méditations des hommes de guerre et cela non pas pour qu'ils les imitent stérilement, mais pour qu'ils se pénètrent de leur esprit, pour qu'ils s'en inspirent.1

Comme à la guerre, on l'aura compris, il n'existe pas au rugby de solution tactique ou stratégique toute faite. On remarquera également que la stratégie et la tactique n'ont rien à voir avec l'esthétique, ou plutôt, avec le spectacle. France – All Blacks 1999, considéré comme l'un des plus grands matches de tous les temps, est un match de guerriers, mais pas de stratèges. Au stupéfiant effondrement psychologique des Blacks, répondent une incroyable bravoure et un héroïsme admirable, mais à aucun moment le match n'est maîtrisé par l'une ou l'autre des équipes. C'est d'ailleurs ce qui le rend si extraordinaire : chacun des joueurs français est comme transcendé, dans un état second qui le rend incontrôlable, imprévisible, inarrêtable. Mais on doute qu'il s'agisse là de lancements de jeu prémédités et s'intégrant dans une stratégie plus large. Les Bleus, et le spectateur avec eux, sentent qu'une brèche immense est ouverte et qu'il convient de s'y ruer. La stratégie est simple : « les cabosser devant, les prendre de vitesse derrière ».
Napoléon, par exemple, manœuvre à la perfection ses troupes, et exploite remarquablement les erreurs de l'adversaire, comme à Austerlitz. Son génie s'exprime d'autant mieux que dans les batailles du début du XVIIIème siècle que les initiatives individuelles s'effacent au profit des grandes concentrations de forces et des mouvements d'ensemble : si les généraux conservent une très large autonomie, les soldats quant à eux, sont sommés de former leur carré et de s'y tenir. Les guerres napoléoniennes s'éloignent de l'idéal chevaleresque et, si certains grognards s'illustrent, il n'est pas question de les comparer aux champions de la chevalerie. Le combat n'est plus esthétique, il devient efficace. Les héros du Moyen Age sont peut être à l'histoire ce que le « French Flair » est au rugby...
Dans une acception « napoléonienne », un match parfait, se gagnerait donc sur le score de 15 à 0. Trois essais (inutiles de les transformer) marqués sur les trois premières situations offensives selon des lancements de jeu répétés à l'entraînement, puis le maintien de l'adversaire dans sa moitié de terrain par du jeu au pied et une défense ferme mais sans risque afin de ne pas s'exposer à la contre attaque.
On peut ainsi en déduire que la stratégie n'est pas forcément compatible avec le spectacle (même si on peut apprécier le jeu des Spring Boks). Et les « plus grands matches », en termes de spectacle et de suspense, ne sont pas ceux qui sont les plus aboutis stratégiquement, même s'il existe quelques cas assez aboutis, comme Afrique du Sud – France 1958 (5-9), ou Pays de Galles – France 1998 (0-51, et ).
Il est clair que des connaissances théoriques ne suffisent pas (...) ; il faut le développement libre, pratique, artistique des qualités de l'esprit et du caractère (…).2
On touche du doigt l'éducation indispensable qui doit être faite au joueur de rugby, qui n'est pas qu'un robot surpuissant capable d'effacer son vis à vis ou de mettre en pratique les « skills » qu'il a appris à l'entraînement. Il doit être capable de sentir le jeu, de comprendre comment se placer pour faire vivre le ballon, de savoir à quel moment commettre une faute et à quel autre faire preuve de la plus grande discipline, de prendre les décisions justes dans les moments où le match est sensé basculer. Il doit être en mesure de faire la part des choses dans ses choix offensifs, mesurer le risque qu'une relance implique au regard du bénéfice qu'il peut en tirer, accepter également ce risque et éventuellement l'échec, mais en tirer les conséquences pour l'action ou le match à venir.

[La stratégie], c'est le savoir transporté dans la vie réelle.3

Mais ce qui différencie le sport en général, et le rugby en particulier, de la guerre, c'est que le rugby est pur spectacle, un spectacle réel et gratuit : la dramaturgie est incertaine, mais l'enjeu est, fondamentalement, nul : il ne s'agit que d'une activité ludique (n'en déplaise à ceux qui souhaitent « augmenter ses parts de marché ») et chacun, joueur et spectateur, rentrera chez lui le soir. On peut donc en jouir sans contrepartie et mesurer, d'une certaine manière le degré de civilisation atteint par les sociétés qui sont parvenues, en réglementant et en contenant la violence au sein des limites du terrain, à produire un jeu qui combine engagement physique extrême, esthétique, suspense et fair play.
Pour finir, et c'est ce qui rend magnifiques, injustes et passionnants à la fois, la vie en général et le rugby en particulier, rien n'est jamais acquis, rien n'est jamais assuré. Et c'est pourquoi nous avons le privilège d'assister à des Leinster - Northampton 2011 ou à des Angleterre – France 1997. Pour illustrer cette inépuisable richesse, je laisse le soin de conclure à deux des plus grands stratèges que le monde ait connu :
Il y a deux espèces de plans de campagne, les bons et les mauvais : quelquefois les bons échouent par des circonstances fortuites, quelquefois les mauvais réussissent par un caprice de la fortune.4
A la guerre, l'ennemi a en général trois solutions, et il choisit toujours la quatrième.5

Notes de la huitième partie :
1. Ferdinand Foch, Des principes de la guerre, Conférences faites à l'école supérieure de guerre, Berger-Levrault & Cie, Paris, 1906, p 8.
2. Ibid, citant le maréchal von Molkte.
3. Ibid, citant von Molkte.
4. Napoléon Ier, Mémoires pour servir l'histoire de France, sous Napoléon, Notes et mélanges, tome deuxième, écrits par le général comte de Montholon, Paris, 1823.
5. Maréchal von Molkte.