vendredi 7 novembre 2014

Quelques explications en guise d'au-revoir...

Après cet article, le Blog de Vern passe à l'état d'archive. Ce sera en effet la dernière publication de cet étrange objet cybernétique débuté paresseusement en 2008 et terminé un peu abruptement, comme la saison 2013 - 2014 de l'ASM.

Il aura eu une activité fluctuante, avec des pics pendant la coupe du monde 2011 ou les campagnes européennes, de longs temps faibles, et quelques succès (les "facts",  "Argent pas facile", le "Fantôme de Marcel" et "Quand Isabelle parle" entre autres). Il est resté relativement confidentiel (environ 250 000 vues sur la période) pour presque 200 publications. L'auteur, en toute modestie, ne cherchait cependant pas le succès éditorial : il était surtout animé d'une viscérale envie de parler - différemment - de son club préféré et d'un besoin irrépressible d'extérioriser son affection mêlée de frustration. Tant mieux si cela a plu, mais il s'agissait d'une démarche très personnelle, qui ressortait surtout de l'expérience thérapeutique et du plaisir d'écrire et de partager.

D'où l'anonymat. Pour des raisons pratiques, mais aussi par conviction.
Tout d'abord, j'exerce une profession dans laquelle je suis tenu à une certaine réserve et je ne souhaitais (et ne souhaite toujours) pas d'interférences entre les élucubrations de ce blog et mon métier. D'autre part, je suis particulièrement pudique et j'exècre les déballages narcissiques et inopportun dont notre société s'est fait le théâtre, par media interposés. En cela, je me réclame d'un autre Auvergnat (plus talentueux) qui écrivait avec beaucoup de sagesse "Le moi est haïssable". A ce titre, ce blog a toujours milité contre l'entreprise de starification du rugby que les vendeurs de papiers mènent à grand renfort de vide éditorial. C'est une lutte sans espoir qui en a pris un bon coup depuis que Toulon a réalisé son double doublé et qu'on essaie de nous vanter le "développement" du rugby autour de quelques noms comme le but ultime de ce sport, mais je reste persuadé que la star doit être l'équipe, et non les joueurs. Enfin, il est une grande vertu à rester dans l'anonymat : moins vous en savez de l'auteur et plus vous pouvez juger son travail avec impartialité. On s'épargnerait de bien mauvais livres si on ne les lisait pas sur la foi d'un nom sur une jaquette...

Anonymat, donc, mais aussi amateurisme.

Amateurisme permis, naturellement, par Internet, media oblatif par excellence, qui m'a offert l'opportunité de m'exprimer sans filtre ni contrainte économique, sinon celle du temps consacré. Amateurisme qui garantit aussi la liberté, et, incidemment, une certaine exigence. Délivré de tout agenda, je n'ai jamais cherché à plaire, ni à faire rire à tout prix, je n'ai écrit que lorsque j'en ressentais le besoin ou qu'un sujet m'inspirait, parfois sans rapport aucun avec l'actualité. Il est des moments où l'on a rien à dire. Dans ces moments-là, le mieux reste toujours de fermer sa gueule.

Je fais partie d'une génération qui, lorsqu'il n'était pas possible d'aller au stade, était contrainte d'attendre les "tableaux" de Stade 2 pour connaître les résultats du week-end. Les images étaient rares, et on était déjà bien content de tomber sur le résumé en une minute trente (dont trente secondes de tentatives de pénalités) d'Yves Meunier le lundi à midi... Internet nous permet désormais de "consommer" du rugby à toute heure, dans toutes les langues, avec plus ou moins de bonheur et la quantité l'emporte souvent sur la qualité... L'ambition de ce blog était, dans ce contexte, de parler du rugby "autrement", loin de cette approche pseudo-statistique et pseudo-factuelle qu'on nous sert dans la presse, à la radio ou à la télévision et qui n'est, au pire, que du baratin d'anciens joueurs sur le retour, au mieux qu'une vague exégèse de données incomplètes et arbitrairement choisies. J'ai voulu quant à moi raconter. Raconter l'histoire, l'aventure humaine, l'épopée sportive. J'ai voulu œuvrer, très illégitimement et très immodestement, à la construction de la légende qui participe de l'identité du sport et du rugby. J'ai voulu, enfin, avec une sensibilité toute personnelle, apporter la distanciation indispensable à la pratique d'une activité ludique en compétition. Le Blog de Vern est à ce titre ma très humble contribution à cette élaboration d'un récit alternatif, et, surtout, détaché des contraintes journalistiques, commerciales (pléonasme bien souvent...) et éditoriales.

Nous avons la chance de vivre ce que j'estime être un véritable âge d'or du rugby, avec des conditions de jeu et de médiatisation optimales (et je n'ai pas dit "maximales" à dessein), un juste équilibre entre professionnalisme et mémoire de l'amateurisme, un modèle économique fragile mais soutenable, et, surtout, pas indécent, et, fondamentalement, un niveau de pratique jamais égalé, où la mécanisation du jeu permet encore à quelques artistes de s'exprimer, n'en déplaise à certains esprits chagrins. Je maintiens d'ailleurs que Sivivatu est meilleur de Boniface (oui, je sais, ils n'ont pas les mêmes postes, mais Sivivatu joue de toute façon où il veut).

Dans cet âge d'or, nous avons eu la joie d'être inclus dans cette parenthèse enchantée qui correspond au passage de Vern Cotter au club - et qui, je l'espère ardemment, va se poursuivre en mieux. J'ai immédiatement ressenti de l'empathie pour cet homme. A tel point que je me suis permis de me faire passer pour lui (je sais qu'il ne m'en tient pas rigueur) et malgré la - parfois très - grande distance qui nous séparait (à tous les points de vue), mes propos, toutes choses égales par ailleurs, avaient les atours de la vraisemblance (certains ont même cru qu'il s'agissait d'un blog authentique). Et comme le "vrai" Vern ne se payait pas de mots (et n'en disait pas beaucoup plus), je me suis senti investi de la tâche de faire écrire à un "faux" ce que je pensais que le "vrai" disait tout bas.

J'espère en tout cas que vous aurez pris autant de plaisir à me lire que moi à écrire pour vous, ma plus grande fierté ayant été d'apprendre du premier intéressé que mes mots touchaient souvent juste. Il est temps maintenant pour moi de passer à autre chose, même si Le Livre de Vern poursuit, matérialise et finalise désormais cette aventure que je n'ose appeler littéraire.

Vous remerciant très sincèrement et très sportivement de votre attention et de vos encouragements, je vous dis "à bientôt sur le pré" et "bon match !"

Et n'oubliez pas : "Tout cela n'est que du rugby"...

La forteresse Alamo

Trois heures du matin et je ne dors pas.
Je les attends.
Les chiens sont à mes pieds. Ils somnolent, la tête sur la patte.
Tout est éteint dans la maison, sauf le feu qui crépite dans l'âtre et qui projette sa lumière orangée et ses ombres mouvantes sur les êtres et les choses.
Assis dans mon fauteuil club, je caresse ma joue avec le canon de mon fusil.
Machinalement, je vérifie la sûreté. J'ai une cartouche dans la chambre... De l'autre main, je cherche la boite de munitions sur la table à mes côtés. Elle y est encore. Je suis prêt.

Soudain, les chiens lèvent la tête.
Ils ont entendu quelque chose, là-bas, dehors...
Ils se dressent immédiatement sur leurs quatre pattes.
Je les retiens pour qu'ils n'aboient pas. Je les caresse tour à tour de ma main libre pour les remercier.
Silencieusement et précautionneusement, je m'approche de la fenêtre.
Je risque un œil en me cachant dans une tenture. J'en ai vu deux, qui ont couru se dissimuler derrière un buisson.
Combien sont-ils ? Une quinzaine, certainement. Je suis seul. Je n'ai aucune chance.

Les chiens commencent à gémir. D'un geste impérieux, je les intime au silence. Le dressage l'emporte encore sur l'instinct. Ils s'assoient devant le feu.

Je vérifie de nouveau la fenêtre : il me semble en avoir repéré trois de plus courir entre les arbres.
C'est l'heure.
Je casse le carreau de la fenêtre avec le canon. J'épaule et aligne une cible dans la lunette. Je retiens ma respiration, je reprends tranquillement le jeu de la détente, je presse encore un peu... La détonation synchrone du recul. Excellent tir au but, à tuer. Sans un cri, un homme s'écroule en contrebas.
C'est le signal. Les coups vont commencer à pleuvoir. Ils n'ont pas encore identifié l'origine du tir. J'en profite pour chercher une nouvelle cible. Là ! Il court, de face, dans ma direction. De nouveau l’œil dans la lunette. Je réarme. La routine, le coup de feu, le recul, le type, stoppé net. Et de deux.

Ça commence à bouger autour de moi. La vitre explose. J'aurais du éteindre le feu... Les chiens se précipitent en aboyant vers la porte. Ça crache dans tous les coins. Je me baisse en réarmant. Les murs sont criblés de projectiles.

La porte commence à trembler. Le lourd canapé que j'ai mis devant tient le coup. Pour l'instant. Les coups de feu se calment. Le temps de recharger... Ou de manigancer quelque chose. Il doit y en avoir quatre ou cinq derrière la porte. Je profite de l'accalmie pour aller récupérer mon fusil à gros gibier. J'ai un peu modifié la charge de la munition... Je me lève, crosse à la ceinture. Le premier coup est particulièrement violent. L'arme m'échappe presque, la porte vole en éclat dans un brouillard poussiéreux. J'entends un cri affreux. J'entr'aperçois dans la fumée l'un d'entre eux qui porte les mains à ses yeux : les échardes, et peut-être un peu de grenaille... Et de trois. Les chiens s'échappent en sautant par-dessus le canapé. Bon vent les gars. Essayez de vous trouver un meilleur maître... Je réarme, et je tire. Seconde explosion de porte, deux hommes partent en arrière et j'ai à peine le temps de voir leur sang gicler. Je me plaque au sol aussitôt car l'avalanche de plomb reprend de plus belle depuis les côtés. Et de cinq.

En détruisant ma porte, j'ai ouvert une brèche irrémédiable. Je me cale derrière une lourde table renversée en espérant qu'elle soit à l'épreuve des balles. De là, je suis normalement préservé des tirs latéraux et j'ai une bonne ligne de mire vers l'entrée. J'ai récupéré mon fusil à lunette. S'ils la jouent "héroïque", ce sera un carnage. J'en vois deux qui s'approchent. Ils se planquent à quatre pattes derrière le canapé miraculeusement épargné. Je pense à ma femme : de toute façon, elle ne l'aimait pas, ce divan... J'épaule, j'arrête ma respiration. Deux coups à gauche, deux coups à droite. Deux cris successifs. Et de sept.

Soudain, à droite, un changement infime de luminosité. Je tourne la tête. Un grand type dans la fenêtre en train de m'aligner avec des lunettes de vision nocturne. Dans un réflexe je roule sur le côté et j'échappe à la première rafale. Couché dans les éclats de verre, je saisis ma lampe torche et lui balance le faisceau dans la gueule : ça marche ! Ébloui, il a un mouvement de recul. J'en profite pour récupérer mon pistolet de l'autre main. Énorme coup de chance : je le touche du premier coup en pleine tête. Encore un mec trahi par la technique... Et de huit.

Mais pendant ce temps, la porte était restée sans surveillance. Trois types se sont infiltrés en enjambant le canapé. Je leur balance la lampe torche et je profite de l'instant de surprise pour les shooter au pistolet. J'ai le palpitant et l'adrénaline au maximum. Je ne respire plus. Ce ne serait pas aussi flippant que j'apprécierais presque la sensation. Mieux que la sortie des vestiaires... J'en blesse au moins deux et j'étale le troisième. Je suis debout et ça crépite fort autour de moi. Des escarbilles me rentrent dans la peau. Une arme automatique sur une boiserie certainement... Je ne sens plus la douleur. Je continue de presser la détente pendant quelques secondes alors que le chargeur est vide. Vern, bon sang, calme toi ! Je regagne mon abri précaire en me baissant. C'est un putain de miracle si je n'ai pas été touché. Je respire à nouveau, dos contre la table qui a tenu le coup. Heureusement... Une accalmie maintenant. Combien de temps depuis le début de l'attaque ? Trente secondes ? Deux minutes ? Une heure ? Le temps ne compte plus, désormais. Le jeu se poursuivra jusqu'au prochain en-avant.

Je tente de reprendre mes esprits. Neuf, peut-être onze... Le combat devient moins inégal. Voilà que je me remets à espérer maintenant. Je vais peut-être m'en sortir, finalement... Arrête de rêver, Vern. C'est l'heure et tu le sais très bien... Les mecs qui t'attendent dehors ne te laisseront jamais repartir comme tu es venu. Je profite de la trêve pour vérifier mes armes. Je change le chargeur du pistolet et du fusil à lunette. Je reprends le gros calibre en main. Je sens que je vais avoir besoin de dispersion...

Derrière moi, un objet vient d'être lancé qui rebondit et s'arrête. Qu'est-ce que c'est que ce truc ? J'entends un échappement. Puis un second lancé. L'atmosphère devient acre et enfumée. Des lacrymogènes ! Mon intuition avait été la bonne. La lunette m'est désormais inutile. Je commence à pleurer. Je n'y vois plus rien qu'une buée blanchâtre. Je ferme les yeux et je compte jusqu'à dix. Je les entends qui approchent. Il sont quatre, je le sais. Ils ont dû enfiler des masques : je les écoute respirer.
Dix : je me lève. Je tire au jugé. A bout portant. En balayant l'espace sur 180 degrés. Ça doit faire du grabuge. Finalement, je vais peut-être m'en sortir.

Ou pas. Deux chocs, intenses, vifs, brefs, me clouent sur place et me coupent la respiration. Je suis touché. Je ne peux rien faire d'autre que lâcher mon fusil et tomber à genou. Je n'ai pas mal mais je réalise ce qui m'arrive. Je suis touché. Je ne vais pas m'en sortir, finalement. Machinalement, je cherche mon pistolet le long de ma cuisse. Je ne peux plus bouger que les bras. Mon torse est droit, comme paralysé et je ne vois rien que de la fumée blanche. Les yeux et la gorge me piquent atrocement. Enfin, je palpe la crosse. Mais une main m'empêche de m'en saisir et récupère le flingue.

Deux masques à gaz apparaissent dans la brume. Je les vois flous. Enfin, le fumigène commence à s'estomper. Les deux hommes enlèvent leurs groins. Je reconnais, avec ce qu'il me reste d'acuité visuelle, Brock et Franck. Brock tend le pistolet qu'il vient de me dérober à Franck. Franck semble hésiter un instant. Je regarde Franck. Je regarde Brock. Je regarde Brock. Je regarde Franck. Franck tend le pistolet en direction de mon front. Je ne sais pas pourquoi, je pense : "Où est mon bonnet ?"
Je regarde Franck. Je regarde Brock. Je dis :
-  Finissons-en, les gars. Faites-ça vite.

Et puis plus rien.

188 - 8 - 87

Bilan général de l'ère Vern Cotter (source : Cybervulcans.net) :
283 matches joués toutes compétitions confondues
188 victoires
87 défaites
8 nuls
67% de victoires
30% de défaites
Score moyen : 27 - 16 pour l'ASM
2.74 essais par matches

A domicile :
Top 14 (saison régulière)
100 victoires
3 défaites (Castres 2008, Montauban 2008, Biarritz 2009)
1 nul (Stade Français 2009)
96,2% de victoires
Score moyen : 35 - 13
3.8 essais marqués par match en moyenne

Challenge européen
5 victoires (100%)
Score moyen 40 à 20
HCup
23 victoires
2 défaites (Sale 2008, Leinster demi-finale 2012 à Bordeaux)
92% de victoires
Score moyen : 30 - 15
3.57 essais marqués par match en moyenne

A l'extérieur :
Top 14 (saison régulière)
37 victoires
60 défaites
7 nuls
36% de victoires
Score moyen : 19 - 18 contre l'ASM
1.56 essai par match en moyenne

Challenge européen
4 victoires
1 défaite (Stade Français, quart de finale 2011)
Score moyen : 25 - 19 pour l'ASM
2.6 essais par match en moyenne

HCup
11 victoires
13 défaites
46% de victoires
Score moyen : 25 - 18 pour l'ASM
2.83 essais par match en moyenne
Nota : la finale contre le RCT est considérée sur terrain neutre.

A partir des demi-finales :
Top 14
5 victoires
6 défaites

Challenge européen
2 victoires

HCup
1 victoire (Munster 2013)
3 défaites (Leinster 2012, Toulon 2013, Saracens 2014)

6 finales jouées
2 victoires (Bath 2007, Perpignan 2010)
4 défaites (Stade Français 2007, Stade Toulousain 2008, USAP 2009, RCT 2013)
Score moyen : 18 - 18

Bilan des phases finales (toutes compétitions confondues) :
14 victoires
12 défaites
Score moyen : 20 - 19 pour l'ASM

Pour mémoire, depuis l'avènement du professionnalisme (saison 1995 - 1996) et de la coupe d'Europe jusqu'à la saison 2006 - 2007 incluse :
En championnat :
85% de victoires à domicile
29% de victoires à l'extérieur

En HCup :
67% de victoires à domicile
21% de victoires à l'extérieur

Bilan général :
366 matches joués
215 victoires
140 défaites
11 nuls
59% de victoires
38% de défaites
Score moyen : 28 - 20
3 essais marqués par match en moyenne

lundi 12 mai 2014

Les histoires d'amour...

Samedi 10 ou dimanche 11 mai - Tard dans la nuit. Quelque part en Ovalie.

Je tourne délicatement la clé dans la serrure. Je pousse lentement la porte, sans un bruit. Peine perdue. Le salon est éclairé. Elle est là, dans le grand divan où j'ai si souvent posé ma tête sur ses genoux. Elle me regarde, mauvaise. Une bouteille de whisky irlandais - beurk - sur la table basse. A proximité, deux verres, dont un vide, mais qui a visiblement servi. Ses yeux sont brouillés par l'alcool et les larmes. Sa robe, mal ajustée, laisse entrevoir une bretelle de soutien-gorge.

Elle, provocante :
- C'est à cette heure-ci que tu rentres ?
Moi, désignant le verre vide du menton :
- Pourquoi ? Tu m'attendais ?
Elle, méchante :
- Tu as raison, on n'est pas marié.
Moi, nostalgique :
- On aurait pu...
Elle, dalidesque :
- Des mots, des mots, rien que des mots...
Moi, digne :
- Ne t'inquiète pas, mes valises sont prêtes.
Elle, résignée :
- Je sais, je sais... Tu aurais déjà dû les faire l'an passé. Je me demande encore ce que tu fais là...
Moi, indigné :
- Quoi ! Tu voulais que je te laisse en plan ? Comme ça ? Je suis peut-être un fermier mal dégrossi qui ne sait pas exprimer ses sentiments, mais j'ai quelques principes ! C'est toi qui la voulais, cette "année de transition" !
Elle, indifférente :
- C'est ça... Comme si tu n'y trouvais pas ton intérêt...
Moi, changeant de sujet :
- Comment peux-tu me traiter ainsi ? Après toutes ces années ?
Elle, avisant tristement une photo de nous deux en 2010 :
- On a eu nos bons moments, Vern. Mais tout cela, maintenant, c'est de l'histoire ancienne.
Moi, m'asseyant à ses côtés :
- J'y ai cru jusqu'au bout, tu sais... J'ai fait des efforts...
Elle, se poussant pour éviter le contact :
- Ça ne pouvait plus coller entre nous, tu le savais bien...
Moi, tripotant le verre vide :
- C'est lui qui t'a fait pleurer ?
Elle, essuyant une larme :
- Non, imbécile, on n'en est pas encore là...
Moi, me versant un whisky :
- Tu as passé un bon moment ?
Elle, pensive :
- Prometteur...
Moi, vaniteux :
- Tu me regretteras.
Elle, agressive :
- C'est ce que tu as dit à ta pétasse écossaise ?
Moi, grimaçant après une gorgée :
- Ne l'appelle pas comme ça. Elle a toujours été bien disposée à ton égard.
Elle, amère, les yeux dans le vague :
- Décidément, elle a tout pour plaire : patiente, bien élevée, serviable. Dommage que tout le monde se foute de sa gueule...
Moi, protecteur :
- Je ferai tout pour faire d'elle une femme accomplie. Comme toi.
Elle, railleuse :
- A défaut de la combler. Comme moi.
Moi, posant le verre à nouveau vide et me levant :
- Bon. Je n'ai jamais été très fort pour les au-revoir. Demain je serai parti. Je dors dans la chambre d'amis.
Elle, silencieuse.
Moi, lui jetant un regard de côté.

Elle pleure.
Moi, lui caressant la joue, une dernière fois, comme elle l'aimait tant.
Elle se laisse faire.
Je m'écarte.

Moi, dans l'embrasure de la chambre, me retournant, un peu mélo :
- Je t'ai aimée, tu sais, comme jamais je n'avais aimé personne.
Moi, maladroit, bien trop mélo :
Je crois bien que je t'aime encore.
Moi, sincère :
- J'ai toujours souhaité ton bien, tu sais. Et je ne regrette pas un instant passé à tes côtés, bon ou mauvais.
Elle, dans un sanglot :
- Moi non plus, Vern, moi non plus...

samedi 26 avril 2014

Elle nous a quittés...

- Bonjour Franck.
- Bonjour Vern.
- Ca va ?
- Ca va. Attention, ta cravatte est un peu de travers.
- Ah ! Ok. Merci ! C'est mieux comme ça ?
- Oui.
Je regarde ma montre.
- C'est bon, on n'est pas en retard.
- Non. On est bien. On a bien préparé les choses, si je puis m'exprimer ainsi.
- Oui. On est prêt.
...
- Qui officie ?
- Nigel Owens. Il est pas mal.
- Oui. C'est vrai. Je suis souvent d'accord avec lui. Les joueurs sont à l'intérieur ?
- Oui. Ils sont en place. On peut y aller nous aussi.
...
- Dis donc. C'est loin d'être plein. On était obligé de faire ça ici ?
- Attends, c'est un bel endroit tout de même. Mais c'est très grand...
- Oui. Ça sonne un peu creux. Mais on entend bien les chœurs jaunes et bleus.
- Ça fait plaisir de voir qu'ils sont venus aussi nombreux. Pour eux, ça fait un long voyage.
- Faut dire qu'elle était très aimée.
- Oui... C'est bien triste... Y'en a qui ont l'air très atteint.
- C'est normal. C'est un sacré choc tout de même. Et puis on a toujours eu de l'espoir, jusqu'au dernier moment...
- Moi, ça fait longtemps que j'ai préparé mon deuil... Je savais que la fin était proche... Déjà, l'année dernière, on n'est pas passé loin...
- C'est sûr... Mais bon, j'y suis toujours très attaché. Et puis, quand je vais retourner dans cette maison, et qu'elle n'y sera plus... Son départ... plus le tien, si je puis m'exprimer ainsi, ça va être un grand vide...
- Je comprends, c'est naturel. Moi aussi j'ai énormément de peine. Tout ça... Tous ces gens... Cette belle cérémonie... Cet endroit grandiose... Les journalistes... C'est un peu grâce à moi... et aussi à cause de moi.
- Tu sais, Vern, on a tous fait ce qu'on a pu. Mais là... Vraiment... Elle n'en pouvait plus la pauvre...
- Faut dire qu'elle n'a pas non plus été très aidée par le sort... Rien ne lui a jamais été donné...
- En même temps, on n'a pas eu le temps de la voir s'en aller. Pense à ceux qui sont partis dans une lente agonie et qui ont été aux soins palliatifs pendant six mois...
- Oui. C'est moche. Mais bon, quand on a de l'affection pour quelqu'un, qu'on s'en est occupé pendant plusieurs années, qu'on l'a vue remonter la pente, être bien, et puis rechuter comme ça... Je me demande parfois si on a mis tous les moyens en œuvre pour la soutenir...
- Que veux-tu... C'est allé tellement vite. A quoi ça tient, la vie... Moi aussi, j'ai des doutes. Mais, bon, c'est comme ça.
- On peut toujours se consoler en se disant qu'on a vécu de bons moments ensemble.
- Attention ça va commencer. L'abbé Owens va dire la messe.

"Sursum Corda. Si nous sommes réunis aujourd'hui, c'est pour accompagner une belle équipe dans sa dernière demeure..."

lundi 21 avril 2014

Le fantôme de Marcel - Le dernier retour

J'étais dans mon bureau, le dimanche de Pâques, vers quinze heures, en train de re-re-vérifier je ne sais quelle tactique défensive, quand, tout à coup, il est réapparu.
Un vent d'outre-tombe, qui sentait le moisi et le vestiaire mal aéré, a emporté tous mes papiers dans un tourbillon infernal. Puis, il s'est matérialisé, faisant sensiblement baisser la température, en un genre de gelée jaunasse translucide légèrement cérulescente, à sa place désormais habituelle, c'est à dire de profil, bras croisés, devant la fenêtre, à regarder le puy de Dôme.
- Bonjour Vern. Vous permettez que je vous appelle Vern, Vern ? fit-il de sa voix profonde.
Rassemblant les quelques documents que j'avais réussi à retenir dans la bourrasque, je répondis dans un soupir :
- Bonjour Marcel, comment allez-vous ?
- Ah ! Ah! Ah ! (son rire plutonien me glaça un peu plus), j'aime beaucoup votre humour Vern. Là où je suis, on va et on ne revient plus... Mais trêve de plaisanterie. Je suis venu vous voir parce que vous n'en avez plus pour longtemps.
J'essayai de ne pas paraître surpris :
- Ah ?
- A l'ASM, je veux dire...
J'étais rassuré malgré moi :
- Oui, bien sûr...
- En effet, notre histoire commune touche à sa fin, au moins provisoirement... Et comme je vous aime bien, je suis venu vous prodiguer quelques conseils pour vos six derniers matches. Car, bien entendu, je n'attends pas que vous en jouiez un de moins cette saison.
Disant cela, il tourna son visage spectral vers moi et je dus m'employer pour soutenir son regard farouche empourpré de feu.
- J'ai un peu discuté avec le docteur Sigmund Freud, ces derniers temps, car je sais que vous aviez fait appel à ses disciples à votre arrivée en Auvergne. Je confesse que la psychanalyse n'est pas très pratiquée chez les Michelin : nous croyons plus à la Providence qu'à Ça... Aussi étais-je un peu sceptique... Je dois avouer que ce diable de Sigmund a bien failli me convertir à sa secte... Que voulez-vous ! Il est encore plus dogmatique et conservateur qu'un catholique ! Bref ! Il m'a dit avec son impayable accent viennois (vous comprendrez que je répugne à parler allemand...) :
- Ach ! Marzel ! Il faut que fou fou débarraziez de zette foutue charrette de régrettes et de fruztrazionne akkumulés que fou traînez depuis zept ans, Gott Verdammt ! Zans parler de zette kurieuze pathologie mentale qui conzizte à fouloir touchours mieux faire que les autres ! Ils ne z'embarrazent pas afek la manièrhe au Zé O !
Il tendit son index pour me prendre à témoin :
- Voyez-vous Vern, il s'intéresse au rugby. Il connaît même Castres ! Sauf qu'il croit que c'est dans le Tarn... Je ne sais pas où il a été pêcher ça...
Mon spectre plongea alors dans une pause songeuse à l'allure d'éternité, avant de reprendre le fil de son monologue :
- J'ai longuement réfléchi à tout cela. Et, là où je suis, croyez-moi, longuement, c'est quelque chose... Du genre attendre un Brennus pendant cent ans... Et après y avoir pensé de plus près, je me suis dit qu'il fallait que je vous rende visite pour vous donner le résultat de mes méditations chthoniennes...
Je pressentais que la conversation allait s'éterniser :
- Cela ne vous dérange pas si j'enfile une polaire ? J'aime analyser à chaud...
- Je vous en prie. Donc, j'ai réfléchi et je suis parti des faits : sur les sept dernières saisons, vous êtes l'équipe qui a marqué le plus de points en championnat, la seule en Europe à atteindre les demi-finales de la HCUP au cours des trois dernières saisons. Votre record d'invincibilité au Michelin est une prouesse qui ne sera certainement jamais égalée dans l'histoire du sport professionnel. Enfin, vous voir évoluer à ce niveau (presque) chaque weekend est un privilège. Il suffit que j'en discute avec Yves du Manoir pour m'en assurer... Et, en même temps, vous vous prenez les pieds dans le tapis avec une régularité effrayante, même pour quelqu'un comme moi, qui en a pourtant vu d'autres... Vous êtes les champions de France de l'échec à un mètre du bol de sangria ! Vous êtes les champions d'Europe de la soixantième minute !
J'eus alors un mouvement d'humeur :
- C'est pour me dire ça que vous êtes revenu des Enfers ? Franchement, cela ne valait pas le déplacement...
- Pardonnez-moi, Vern, si je vous ai choqué... Je n'avais pas l'intention de vous blesser. Mais il faut se rendre à l'évidence : la lose colle à la peau de ce club comme la médiocrité à un numéro du Midi Olympique. Vous savez que vous avez une palanquée de supporters là-haut : Vercingétorix, bien sûr, mais aussi Hannibal, le général Lee, un certain Lev Bronstein, Nicolas Fouquet, même le roi Louis XVI ! A ce titre, je dois vous faire une confidence : vous nous avez tellement régalés pendant les sept dernières années que, franchement, on a eu plus que notre content de beau jeu. Vous avez battu les plus grandes équipes, vous avez joué un rugby total, efficace et esthétique. Alors, si vous faites, pardonnez-moi l'expression, de la merde mais que vous gagnez, personne ne vous en tiendra rigueur. Pour parler trivialement, je préfère un drop dégueulasse qui sécurise le score à la soixantième à un arbitrage vidéo défavorable dans l'en-but à la quatre-vingt-deuxième à la suite d'une épique action de cinq minutes à vingt-trois temps de jeux. Je préfère qu'on renvoie l'adversaire dans ses vingt-deux plutôt qu'on tente une relance hasardeuse par excès de vanité. Je sais que la quête vaut plus que le trésor, que l'histoire est plus grande que le résultat, que les hommes comptent plus que les statistiques... Mais, pour cette fois, Vern...
Il vérifia que j'étais toujours à l'écoute et repartit de plus belle :
- S'il vous plaît, pour une fois, n'en faites pas trop. Ne vous grisez pas. On ne vous en voudra pas si vous gagnez minablement. Dégagez en touche, tentez les pénalités, faites arbitrer Parra. Vraiment. On vous pardonnera toutes les petitesses : soyez patients comme une murène dans son repaire, déchiquetez votre adversaire à petits coups de dents, n'éprouvez aucune pitié pour personne, aucun sentiment romantique, aucun égard pour le beau jeu : vous avez gagné suffisamment d'estime, maintenant, il faut gagner des titres ! Vous m'entendez, Vern ? Gagnez petit, s'il le faut, mais GAGNEZ !
Sa voix grave et échoïque avait amplifié tout au long de son incantation, à en faire trembler les murs.Je demeurais interdit. Je savais tout cela. Mais je savais aussi qu'il ne s'adressait pas qu'à moi. Il reprit :
- Plus important : si je suis revenu des prairies élyséennes, moi, le fantôme du passé, ce n'est plus pour vous hanter, c'est justement pour vous inciter à oublier le passé : videz-moi cette charrette pleine de fange dans un fossé au bord du chemin. Vous n'avez rien à prouver ! Vous ne devez rien à personne et vous n'êtes pas chargés de surpasser je ne sais quelle malédiction, de venger je ne sais quel affront ou je ne sais quelle défaite injuste ! Croyez-moi ! Il faut oublier ! D'autres se souviennent déjà à votre place. Le passé, c'est le passé, et le futur n'existe pas : il sera à celui qui viendra le prendre, et, si l'on se réfère à l'expérience, il n'est pas regardant sur la qualité... Les Grands Hommes tombent et se relèvent : ils se remettent debout, ils époussettent leurs vêtements, et ils recommencent, comme si de rien n'était. Soyez donc des Grands Hommes : n'ayez aucun ressentiment, aucune peur, ne calculez plus, jetez toutes vos forces dans la bataille et ne pensez jamais à ce qu'il reste à faire. Car il n'est de pire mort que d'échouer avec des regrets...
Il se tut.
Longuement.
Nous écoutions le silence glacé.
- Voila, Vern. J'ai parlé. Les entraîneurs motivent les joueurs : mais qui motive les entraîneurs ? Je suis venu vous faire votre causerie d'avant-match. Les mêmes qui vous porteront en triomphe, vous maudiront si vous perdez. C'est la Loi, aussi inique soit-elle. alors, ne soyons plus magnanimes avec la victoire, qui est aussi faite de bassesse et de renoncements.
De nouveau, une tournoyante tornade tourmenta dans mon bureau. Le fluide spectral se dissolut dans un bref tourbillon. J'entendis une voix résonnant du fond des âges :
- Et souvenez-vous d'oublier !
Les papiers retombèrent lentement sur le sol. J'étais en train de les ramasser quand Stéphane entra dans le bureau :
- Putain, Vern, qu'est-ce qu'il s'est passé ici ?
- Rien, j'avais besoin d'un courant d'air pour me rafraîchir les idées...

dimanche 23 mars 2014

Il était temps que je rentre

Comme je m'étais octroyé deux semaines au pays du long nuage blanc, je décidais d'arriver un peu plus tôt au stade le jour de la reprise.
J'ouvre la porte de mon bureau (tiens, la serrure n'est pas verrouillée...), et je vois une paire de semelles qui me font face sur ma table de travail, avec, en arrière plan deux mains de trois-quarts centre qui tiennent le journal Le Monde.
Je croise les bras, j'écarte les jambes, et, bien campé dans l'ouverture, je racle ma gorge.
La brosse de Franck surgit au-dessus des cinq colonnes à la une. J'aperçois ses yeux pleins de surprise et de détresse, comme quand Isabelle Ithurburu lui demande au bord du terrain ce qui ne va pas à l'ASM. Les semelles, par un mouvement prompt, disparaissent sous le bureau et, dans une manœuvre précipitée et maladroite, Frank manque de tomber de mon fauteuil, se lève, plie le journal, sourit comme on s'excuse et me dit :
- Ah ! Tiens ! Salut Vern !
- Salut, Franck. Ça va ?
Un instant indécis, il se dirige vers la sortie, se glisse entre la porte et moi :
- Tu m'avais dit que j'étais le patron en ton absence...
- Je suis rentré maintenant.
- Hé ! Hé ! Pas mal ton interview dans Le Monde. La classe.
- Comme tout le monde, j'ai commencé par La Montagne.
Et je le laisse regagner son bureau.

Un peu plus tard, je fais un tour de stade, histoire de me remettre dans l'ambiance, apprécier ces moments de calme avant la tempête. Le meilleur moment, c'est lorsque je gravis les gradins pour gagner mon perchoir... Qu'est-ce que ?..
- Ah ! Tiens ! Salut Vern !
- Salut, Jean-Marc. Ça va ?
Il était assis, ses mains de troisième ligne croisées derrière la tête, les pieds sur le parapet.
- Tu es rentré ?
- Apparemment...
Cherchant à masquer sa surprise, il se mit à faire semblant de farfouiller autour de lui.
- Tu tombes bien. Justement - il fit une pause en s'accroupissant - je cherchais... Ah non, il n'est pas là non plus...
Me jetant un regard interrogateur :
- Tu ne les aurais pas vues par hasard ? Hum... Je cherche mes notes sur le match contre Albi... En 2008 ? C'est pour un dossier sur l'arbitrage... Hum... Non ? Bon, okay... J'y vais alors... Bonne journée...

Toujours plus tard, je rencontre Julien Bonnaire. Il est au téléphone. Je l'entends qui converse :
- Non, il ne m'a pas encore appelé, mais bon, il ne l'aurait pas dit sinon...
Il s'interrompt pour me saluer.
- Ah ! Tiens ! Bonjour Coach !
- Salut Jubon. Ça va ?
- Ça va... Chuchotant, la main sur le microphone - Je discute avec un journaliste de ma sélection.
- Ta sélection ?
- Oui... Enfin... Tu sais... Ce que Saint-André aurait dit... Si j'ai envie de rejouer... Tout ça...
- A 36 ans ?
- 35 !
Il reprend le téléphone.
Je me crois obligé d'ajouter :
- Bon... Tant que tu n'envisages pas de refaire ta vie avec une femme plus jeune ni de partir pour un tour du monde en kayak, parce que ça sent fort le démon de midi ton affaire...
Il me fait un signe d'amitié en hochant le tête. Visiblement, tout à sa conversation, il ne m'a pas entendu...

Encore un peu plus tard, je croise le président. Il semblait fébrile.
- Ah ! Tiens ! Bonjour Vern !
- Bonjour Président. Ça va ?
- Oui oui. Enfin non. Cette histoire de Toulon...
- Je comprends. La pression avant un match important...
- Non ce n'est pas ça... C'est le graffiti...
- Ah ! Ça ! Un crétin...
Le président parut soudain gêné. Il prit un air de conspirateur, lança des regards méfiants dans toutes les directions, se rapprocha de moi, et, à voix basse :
- En fait, le tag, c'est moi.
Il se redressa, avec l'air ravi du polisson fier de sa bonne blague, les yeux brillant par-dessus ses bonnes joues empourprées. Il reprit, tout excité :
- Oui. Je passais par là. Je vois le bus. Personne aux alentours. J'avoue : je n'ai pas pu m'en empêcher... Pourquoi ? Comme ça ! Dans le feu de l'action ! Diantre ! On n'est pas homme sinon ! Je dois tenir ça de l’ancêtre Wallerand qui avait la réputation d'être un sacré farceur chez la comtesse de Gerlande... Bon, ça n'a pas été évident. Je n'avais qu'un roller sur moi et ils ne font pas de marqueurs indélébiles chez Mont-Blanc... Mais, avouez : quelle incise ! Quelle faconde ! Quel soufflet ! Ah ! Le Boudjellal, il doit bien fulminer ! Il doit en être tout marri ! Surtout, ne le dites à personne ! C'est un secret ! Hi ! Hi ! Bon ! - il redevint sérieux - Ça a fait tout un pataquès, après... Il a fallu rédiger un communiqué, tout ça... Mais j'ai bien ri ! Hu ! Hu ! Bon, je vous laisse...
Et il s'éloigna en gloussant comme un collégien qui aurait fait une bonne blague à son prof de maths...

Enfin, le match. Après cette victoire heureuse, je croise Bernard Laporte pour la dernière fois dans les couloirs du Top 14.
- Ah ! Tiens ! Salut Vern !
- Salut Bernard. Ça Va ?
- Tu es rentré ? On dirait pas... J'ai failli me tromper de vestiaire à la mi-temps.

Effectivement, il était temps que je rentre...

jeudi 20 mars 2014

Ils ne changeront jamais...

On a tous besoin de changement.
Tenez, moi, par exemple, lassé des beautés solitaires des hauts plateaux auvergnats, je suis allé passer quelques jours dans les landes isolées de Nouvelle Zélande. Là-bas, j'y ai retrouvé quelques moutons. Le mouton est un animal paisible qui ne demande qu'à brouter et bêler. De temps en temps, on le tond. Il apprécie beaucoup le tintement de la clochette qui pend à son coup, et qui, croit-il, le distingue particulièrement de ses congénères. Il ne lui manque que la parole.
Le mouton aussi, a besoin de changement. Il faut le mener de pâture en pâture, car, même pour les ovins, l'herbe est toujours plus verte ailleurs, au contraire de la chèvre qui, elle, broute là où elle est attachée.
C'est la raison pour laquelle le mouton aime tant, au beau milieu de l'hiver, le tournoi des 6 Nations : il peut fouler à grandes enjambées les grasses herbes iliennes ou le gazon palatin qui pousse entre les ruines de Rome, ce qui le change de la pelade des prairies du Haut Bugey ou des marécages du Pays Basque.
Cependant, il faut préciser, petite digression le temps d'un cappuccino touillé à la cuillère de bois, car il est toujours plus tôt que onze heures du matin quelque part dans le monde, que le rugby péninsulaire est déjà ruiné, décadent avant même d'avoir été, si bien qu'il ne pourra jamais, avant de trépasser définitivement, s'exclamer avec un regret sincère : "Qualis artifex pereo..." comme l'avait fait un Italien antique, grand amateur de sports, matricide et pyromane (il avait donc tout du parfait deuxième ligne, mais, pour le malheur du monde romain, le rugby n'avait pas été inventé à l'époque. Il se fit donc artiste, nous disent avec une perversité satisfaite Tacite, Suétone et Fernand Nathan). Depuis cette époque, nous révèlent doctement Herrero, Villepreux et Couderc, les grandes nations de ce sport ont toujours été des îles ou des finistères. Ce qui est, reconnaissons-le, le drame de la France, qui est à la fois péninsule et finistère, et qui, par-dessus tout, voudrait être artiste et artisan maçon en même temps. Ce qui est, également, paradoxal : un maçon peut être un artiste de la truelle mais, comme le soutient la sagesse populaire, un artiste n'a jamais fait un bon maçon (fin de l'oraison funèbre du rugby transalpin).
Le XV cisalpin a, lui aussi, besoin de changement.
Changement de vitesse, changement de dynamique, changement de karma, changement à Châtelet en direction du grand stade, bref, changement de paradigme pour employer un terme à la mode. Je ne parle pas des changements de tactique, de charnière, de joueurs et de sélectionneurs, pour changer.
Car il faudrait que le XV de France change, mais pour ne plus changer, une bonne fois pour toutes. C'est un paradoxe. C'est très français. Vous êtes ainsi. Vous coupez la tête de votre roi. Vous vous rendez compte de votre bêtise et appelez de vos vœux l'homme providentiel. La providence vous exauce à tel point que vous ne passerez plus votre temps qu'à le chercher. Vous cooptez un empereur, tour à tour caporal, général, pilleur de tombes, ami des lettres, directeur, consul, ennemi de l'humanité, législateur en bicorne, qui manque de tomber dans le ruisseau en ramassant la couronne, balbutie et trébuche une journée de Brumaire. Je passe les péripéties qui l'enverront, in fine, méditer à Sainte Hélène sur la vanité de la destinée humaine sous la garde sourcilleuse d'un arbitre vidéo anglais respectant à la lettre les règlements de l'IRB, quitte à ignorer les en-avants les plus grossiers, un certain de Las Cases doit à ce triste épilogue une postérité inégalée : c'était le premier producteur de "litté-réalité". Bref, il échoue, à plusieurs reprises, en finale. Lassés de ces caprices aventuristes et infantiles, vous restaurez la royauté, hésitez sur la république, faiblissez pour un second empire, rappelez la gueuse en catastrophe, la bradez un soir de déprime, oubliez tout lorsqu'elle revient, avant d'installer enfin une monarchie élective, intronisant une série de despotes de moins en moins bien éclairés et de plus en plus velléitaires, vivant dans un palais et ne rendant de compte à personne : deux cents ans pour revenir au point de départ... C'est, en langage astronomique, ce qu'on appelle une révolution. De là à dire que Marcoussis est le Versailles de la FFR...
Pour que rien ne change, il faut tout changer, disait Tancrède Salina, un autre italien cynique. Les Français font honneur à cette maxime, en politique comme en rugby, ce qui est la même chose, quoique vous pratiquiez le rugby avec plus de sérieux, c'est dire...
Changeons donc ! Après tout, la stabilité n'est qu'un accident du hasard. Pourquoi ne pas faire confiance à l'aléa ? C'est ainsi que la science et la connaissance du monde progressèrent : Colomb découvrit l'Amérique en recherchant le Japon, Fleming la pénicilline en étant négligent et les sœurs Tatin leur tarte par accident. On peut donc raisonnablement espérer, avant extinction de la race ovine, que la chance conduira le XV de France à la consécration, avec beaucoup plus d'élégance et de romantisme - et pas moins d'incertitude - qu'un drop botté par un psychopathe de l'entraînement à la dernière minute d'une finale sans essai. Il est fort possible que ce cheminement tordu se fasse d'Austerlitz en Berezina, de Waterloo en Arcole, qu'il provoque autant de crises de nerfs que d'emballements inconséquents. Mais, il ne faut pas désespérer de la nature : on peut toujours compter sur une bonne dysenterie chez l'adversaire pour transformer un  soir de défaite en bataille de Valmy.
Vous avez tant fait pour la légende de ce sport que vous insulteriez vos mânes à vouloir gagner avec pragmatisme et réalisme. Ces deux gros mots sont des camouflets lancés à la face de Jauréguiberry et des frères Boniface. Vos joueurs l'ont bien compris et Marcel Ruffo vous expliquera mieux que moi que la vomissure de rugby pratiquée pendant le dernier tournoi n'est que le refoulement inconscient de ce jeu programmé et contre-nature que le trio d'entraîneurs nationaux a voulu imposer à vingt-trois Werther plus ou moins jeunes et plus ou moins dépressifs.

J'apprends sur ces entrefaites que le retour de Julien Bonnaire en bleu est évoqué. Ça nous changera.

mardi 18 février 2014

Soft Power

Hier matin, le président nous a convoqués. Quand je dis nous, je parle du staff, de l'attachée de presse et de quelques joueurs cadres. J'étais naturellement présent, en compagnie de Jean-Marc, Franck, Roro et Morgan. Nous avons pris place autour d'une table dans une salle sans âme qui est incontestablement la marque du professionnalisme de toute entreprise moderne. A la différence près qu'il y avait un laquais en livrée à l'entrée, qui, au moment où le président entra, aboya d'une voix forte :
- Monsieur le Marquis !
Instinctivement, nous nous levâmes. Jean-Marc fit une révérence en murmurant :
- Mes respects, Monsieur le Marquis,
puis s'agenouilla pour porter la main du président à son front. Morgan ne put alors s'empêcher de le traiter de « fayot » entre ses dents, tandis que Jean-Marc lui adressait un regard réprobateur.
Le président, indulgent, fit se relever Jean-Marc et lui dit avec un sourire paternel :
- Allons, allons, pas de cela ici, je vous prie. Ici, je ne suis que le président, un titre démocratique et républicain certes, que j'endosse cependant avec enthousiasme. Il est vrai que j'ai hérité, par mon père, et selon les plus hautes traditions aristocratiques, du titre de marquis et que je pourrais, comme certains cuistres, en faire un étalage vaniteux en public ou dans la presse : rassurez-vous, ce n'est pas mon genre...
Jean-Marc l'interrompit, en lui remettant une feuille de papier :
- Monsieur le Marquis ?
- Oui ?
Voici le communiqué que j'ai préparé - l'attachée de presse, visiblement fatiguée par une nuit sans sommeil, toussa - je veux dire que nous avons préparée avec le service "Relations publiques".
- Ah ! Merci, Jean-Marc.
Morgan profita du fait que le président chaussait ses lunettes et était plongé dans la lecture pour envoyer une boulette de papier sur Jean-Marc. Celui-ce le fusilla une seconde fois du regard.
- Bien ! fit le président au moment où Jean-Marc s’apprêtait à riposter. J'ai cru comprendre que depuis la fin de la saison 2010, l'arbitrage nous a été défavorable dans certains matches importants. Comme vous le savez j'étais aux States ce week-end - Dieu quel pays ! des gens vraiment très sympathiques, très souriants, mais avec ce soupçon de vulgarité qu'on apprécie chez le gendre de son métayer... Bref j'ai cru comprendre que... vendredi soir, que l'on... que... comment dire ?
- On s'est bien fait enfiler !
C'était Morgan qui avait trouvé les mots justes. Le président, visiblement amusé mais gêné de cette trivialité, réprima un sourire et poursuivit avec une moue bonhomme :
- Oui, comme le dit notre jeune ami avec ce langage imagé qui lui est propre, les décisions arbitrales ne nous ont pas été favorables.
Jean-Marc pointa du doigt un paragraphe de la feuille et renchérit :
- Oui, Monsieur le Marquis, c'est exactement ce que nous avons voulu dire en écrivant que nous attendions "plus d'implication de la part du milieu arbitral".
- Merci Jean-Marc. En effet, je me suis demandé, à ma descente de la Caravelle, si nous ne devrions pas communiquer sur le sujet et j'ai donc souhaité que Jean-Marc nous rédige un texte "coup de poing" pour marquer notre territoire et dire à ce Monsieur Mené ce que nous pensions de ses serfs, je veux dire de ses ouailles !
L'attachée de presse toussa à nouveau. Et Jean-Marc de préciser :
- Oui, enfin, je l'ai rédigé avec l'aide de notre service "Communication".
- Merci Jean-Marc. Alors, que nous dit ce brulot ?
Le président parcourut le papier :
- [Murmure] Sodomie arbitrale ? [le président leva un sourcil] [Murmure] Pipasse ? [le président leva un second sourcil] [Murmure] Incompétent ? [le président fronça les sourcils] [Murmure] Valeurs du rugby - Ah ! Très bien ça ! [Murmure] Travail de fond réalisé par Jean-Marc Lhermet ? [double haussement de sourcils] [Murmure, murmure, murmure].
Le président redressa la tête et parut assez mécontent :
- Mais Jean-Marc, ce n'est pas du tout ce que je vous avais demandé ! Un brulot, certes, pas un palimpseste de jobarderies, comme disent les jeunes ! (Morgan conserva un air interdit) Il faut être plus débonnaire, plus rond, plus pneumatique...
Jean-Marc se rembrunit :
- Ah mais Monsieur le Marquis, c'est exactement ce que j'ai dit au service "Farces et attrapes" ! En même temps, "incompétent", ce n'est pas une insulte...
L'attachée de presse leva les yeux au ciel.
- Bon, reprit le président, je me demande si finalement c'était une bonne idée... Vern, qu'en pensez-vous ?
- Il faut aussi savoir gagner dans l'adversité, président.
Jean-Marc griffonna frénétiquement sur son carnet de notes.
- Oui, pourquoi pas ? fit le président, pensif. J'ai entendu parler de cette théorie... Peut-être pourrions-nous prendre un avis autorisé auprès de mon prédécesseur. Ce cher René, d'extraction médiocre certes, mais toujours animé de ce bon sens paysan des gens simples...
Le président fut alors interrompu par le Te Deum de Marc-Antoine Charpentier. Son téléphone.
- Pardonnez-moi, fit-il implorant, c'est la Marquise ! Allo ? Oui, ma Mie... Vous ne les retrouvez pas ? Avez-vous cherché dans le grand salon ?.. Et dans la chambre bleue ?... Le petit cabinet alors ?.. Non ? Dans l'armurerie peut-être... Non !?.. C'est qu'un domestique les aura emmenées par devers lui dans les communs, alors... Oui... C'est cela... Rappelez-moi...
Il raccrocha.
- Excusez-moi, le château est tellement peu pratique qu'on n'y retrouve rien... Que voulez-vous, l’aïeul Enguerrand a bien fait ce qu'il a pu pour le remanier, mais c'était au temps des Orléanistes et nous étions en froid avec ces coquins...
Le président mit fin à son monologue, alors qu'il déchiffrait l'incompréhension sur les visages de l'assemblée. Pour se redonner contenance, le président avisa Roro :
- Bon ! Aurélien, Qu'en pensez-vous ?
Roro ne réagit pas. Il tapotait sur son ordiphone. De là où j'étais, je pouvais voir qu'il publiait le menu du jour du HPark sur sa page Facebook.
- Roro ! Fit Jean-Marc brusquement, voyant que le président commençait à s'impatienter.
Roro leva la tête, visiblement surpris. Jean-Marc poursuivit :
- Aurélien, Monsieur le Marquis te demande ton avis !
- Eh bien, on est venu avec des intentions et on n'a pas été récompensé contre une grosse équipe de Grenoble. On n'a pas eu de chance avec l'arbitrage mais on doit travailler la concrétisation de nos actions.
Jean-Marc griffonna frénétiquement sur son carnet de notes.
Le président esquissa une moue dubitative.
- Et vous Franck, qu'en dites-vous ?
- J'aimerais bien savoir ce que c'est que cette histoire de rapport précis à la commission centrale de l'arbitrage.
Jean-Marc parut gêné :
- Ben, tu sais, c'est ce que je fais le lundi après-midi... Le service "Prépare-moi un café" a oublié d'ajouter, comme je l'avais bien sûr demandé, "en concertation avec le staff". La procédure est en tout cas bien rodée : j'envoie le rapport par mail à l'adresse que m'a donné Didier Méné : causetoujours@lnr.fr. On fait ça aussi avec l'ERC, mais l'adresse change. C'est : kissmyass@erc.com.
Morgan ne put s'empêcher d'ajouter :
- Avec l'efficacité que l'on sait...
Franck remarqua :
- Je me demande si tous ces efforts sont très utiles, et s'il ne faudrait pas plutôt relancer, comme l'ont proposé Nathan et Jamie, les ateliers "j'te mets une petite mandale discrète dans le ruck ni vu ni connu"... Les bourre-pifs inspirent toujours plus le respect que le spam...
- Bon, coupa le président, on va y réfléchir mais il faut, de toute façon, me reprendre ce texte. Dans ma situation, je ne peux pas me permettre de parler comme un parvenu. Je sais que ce que je vous demande est difficile : râler après les arbitres, leur mettre la pression, mais avec élégance, avec fair-play. Jean-Marc, vous êtes le littéraire de la bande, je vous fais confiance, faites-moi ça proprement. A propos (il s'adressa à l'attachée de presse qui avait de nouveau levé les yeux au ciel), quels media avons-nous ciblé ? L’Équipe ? Midi Olympique ?
L'attachée de presse bredouilla :
- Beuh, non... Plutôt le site Internet du club...
Apparemment contrarié, le président sembla finalement prendre son parti :
- Bon, ça ira pour cette fois. Nous n'en sommes qu'au début d'une longue campagne de lobbying. Mais qu'on se le dise : ils vont voir de quel bois je me chauffe, Morbleu !

Le communiqué final ici.

mardi 28 janvier 2014

Une lettre d'Ecosse

A l'occasion de la trêve internationale, je vous fais partager un courrier que j'ai reçu du ministre des sports écossais (traduction libre du gaélique).

Cher Monsieur, ou plutôt, cher Vern (vous permettez que je vous appelle Vern, Vern ?),

Au nom du premier ministre de la Nation écossaise, je vous souhaite, avec un peu d'avance, la bienvenue en Écosse. A ce sujet, et à vrai dire, nous avions caressé l'espoir de vous accueillir un an plus tôt. Mais, et malgré les assurances de M. Lhermet, nous avions bien compris l'intérêt que vous portiez à une véritable équipe de rugby capable de remporter des titres.
Bienvenue, donc, dans notre beau pays de lochs, de whisky et de moutons. Ne prévoyez pas de tenues trop légères, la température dépasse rarement les vingt degrés ici, mais je pense que les conditions climatiques extrêmes ne seront pas une découverte pour vous.
Laissons de côté les dépliants touristiques, vous aurez le temps d'apprécier la chaleureuse hospitalité de notre sympathique population : l’Écossais, bien que rude et incompréhensible (même pour un anglophone) au premier abord, n'en reste pas moins un personnage amène et amical pour peu que l'on accepte de lui payer une bière de temps en temps. Là encore, je pense que vous ne serez pas dépaysé.
Pour entrer dans le vif du sujet, je dois vous avouer que nous vous attendons avec impatience. L’Écosse, vieille nation mais jeune État, n'a finalement que peu d'occasions de faire parler d'elle en dehors sa production d'alcools, de tranches de saumon fumé et de pulls en cachemire. Son équipe nationale de rugby devrait à ce titre représenter une bonne part de la fierté nationale. Il se trouve, et il ne faut pas avoir peur des mots, que cette équipe incarne surtout le symbole de l'incapacité nationale. Nous comptons donc sur vous pour redorer notre blason quelque peu cabossé et redonner confiance et orgueil à notre population sévèrement éprouvée en termes de résultats rugbystiques. Notre dernier exploit international remonte à une improbable victoire d’Édimbourg contre le Stade Toulousain en H Cup, c'est dire...
Pour faire clair et simple, en Écosse, on ne plaisante pas avec le rugby, et nous avons eu trop d'humoristes sur le terrain au cours des dernières années.
D'ailleurs, vous le savez certainement, l’Écosse, alliée historique de la France, nourrit une animosité naturelle à l'encontre de son voisin méridional, oppresseur impérialiste, buveur de bière tiédasse, pervers monarchiste, et j'en passe, dont je tairai le nom mais dont vous voyez bien de qui je veux parler, suivez mon regard... Vous objecterez qu'il n'existe, a priori, dans le monde aucune nation digne de ce nom qui peut encadrer les Rosbifs. Certes. Mais la proximité et l'histoire que nous avons été forcés de partager avec cet inutile voisin rend le sujet particulièrement sensible dans les Highlands. C'est pourquoi je me permets d'insister lourdement sur l'impérieuse priorité qui est la votre de remporter toutes les rencontres qui nous opposeront au XV de la Rose, et plus particulièrement, celles qui auront lieu à Murrayfield. En cela, vous ne vous écarterez pas d'une vieille tradition française, et, j'oserais dire, auvergnate : L'une de vos missions est bien de transformer "Edimbourg-terre d'accueil" en "Citadelle imprenable".
D'autre part, je n'ai certainement pas besoin de vous rappeler que le dernier grand chelem du XV du Chardon remonte à 1990. A l'époque, Gavin Hastings jouait, avec, entre autres, Craig Chalmers et John Jeffrey. J'en ai des frissons rien qu'à y repenser, et le souvenir d'un extraordinaire mal de tête. Il s'agit en effet de la dernière cuite nationale à ce jour. Inutile de vous dire que les Écossais sont sevrés : les plus anciens seraient heureux de revivre, et les plus jeune de découvrir, l'expérience de boire sans modération et sans arrêt du samedi au samedi suivant et de se réveiller dans un lieu indéterminé avec une gueule de bois à la hauteur de l'évènement. Sur ce point, votre curriculum vitae parle pour vous : vous avez vaincu 100 ans de malédiction en Auvergne, vous n'aurez, je pense, aucun mal à vaincre un quart de siècle de disette sportive. D'autant que vous ne partirez pas d'aussi loin : en Écosse, nous avons, par exemple, réussi à nous entendre sur un hymne...
Pour finir, j'aimerais appeler votre attention sur la situation politique délicate dans laquelle le gouvernement auquel j'appartiens se trouve. Vous savez certainement que notre Premier ministre a imprudemment promis l'organisation d'un référendum d'autodétermination d'ici la fin de l'année. De deux choses, l'une : soit le parti indépendantiste l'emporte, et les maigres ressources du pays ne suffiront pas à maintenir un train de vie largement supérieur à nos moyens, soit le parti à la solde de l'envahisseur oppresseur impérialiste parvient à voler les élections et mon mouvement politique se trouverait alors dans une situation délicate, pour ne pas dire intenable, à la manière d'un sélectionneur qui remporterait la cuiller de bois pour son premier tournoi (je crois que vous saisissez parfaitement l'allusion). Bref, dans les deux cas, on sera dans la merde. Votre rôle sera alors crucial : vous aurez l'obligation de faire oublier au peuple écossais ces petits désagrément de la vie en lui offrant un rugby total, séduisant et surtout, efficace.
Voila, mon cher Vern, je sais que l’Écosse peut compter sur vous. En échange, nous ne lésinerons pas en cas de redressement spectaculaire : vous aurez votre statue, et vous verrez que les Écossais, eux, savent tenir parole...
A l'occasion, si vous passez par là, je serais heureux de partager un haggis avec vous.
Que la fleur du chardon vous protège...

Minister for Commonwealth, Games and Sport 
Shona Robison MSP

mercredi 15 janvier 2014

Incertains

Il a déboulé comme un chiot turbulent dans notre jeu de quilles. Il a salué Franck, en disant :
- Salut Franck, pas trop stressé ? T'inquiète pour l'année prochaine : moi, je reste.
Il est passé devant Elvis et ses béquilles, en disant :
- Yo Elvis ! J'te passerai le 06 de mon orthopédiste... Oh ! Excuse, on a le même en fait ! Bon, ben non alors : doucement sur la rééduc. A ton âge, on ne sait jamais...
Il a branché Siti, en disant :
- J'ai appris pour Castres, c'est moche. Mais bon, je comprends que tu veuilles être le patron sur le terrain, et ici, y'en a un de nous deux qui est en trop, visage pâle !
Il est venu asticoter Thierry, en disant :
- Tu sais à quoi on reconnaît les grands joueurs ? Non évidemment. C'est pourtant simple : les grands joueurs, ils ne sont plus blessés pour les grands matches !
Il a poursuivi avec Rado, en disant :
- C'est bon, le Bleu. Tu peux arrêter de souiller ton short : je reprends les clés du camion.
Il s'est frotté à Jubon, en disant :
- Ho ! L'ancien ! Je comptais sur toi pour me défendre. Tant pis, je me débrouillerais tout seul, une fois de plus...
Il a avisé Roro, en disant :
- J'ai battu ton record de convalescence. Je m'en serais voulu de ne pas être là pour ta cinquantième cap européenne...
Il s'est approché de moi, mains dans les poches, yeux dans les yeux, en disant :
- Bon, coach. Je t'ai manqué, hein ? On la met au point cette stratégie ? J'ai l'articulation qui refroidit...

***

Fin de l'entraînement. Je traîne un peu dans le vestiaire. Plus personne... A moins que... J'entends un bruit, comme un sanglot réprimé. Je tends l'oreille. Il y a quelqu'un. Morgan est assis dans un recoin. Il ne m'a pas vu. Tête basse, il soliloque. Je me recule, curieux et intrigué. Qu'est-ce qu'il fabrique, ce... Mais oui, c'est ça ! Il parle à son genou !
- Tu vas pas me lâcher maintenant, hein ? Je veux que tu tiennes. Après, on verra. Tu peux hurler de douleur, tu peux me crucifier de souffrance, me torturer autant que tu voudras, mais je t'en supplie, tiens bon !
Je passe un œil. Je l'observe à la dérobée, qui grimace en contemplant son genou. Il relève la tête, regarde fixement le mur et poursuit :
- Putain, je vais pas y arriver, je vais pas y...
Il s'interrompt. Le ton de sa voix change. Je frissonne : on dirait Norman Bates dans Psycho...
- Si ! Tu vas y arriver ! Tu vas y arriver ! C'est pas comme si c'était la première fois. Tu as fait une finale de coupe du monde, tu vas pas baliser pour un pauv' match de poule dans un stade obsolète.
Il se lève. Se retourne. Ouvre son caisson. Je le vois qui farfouille, ouvre une enveloppe de laquelle il sort des morceaux de photo déchirée. Il commence à ré-assembler les morceaux sur la tablette du placard, hésite un moment, puis se ravise. Il lève la tête : je le vois, de profil, réprimer un rictus de tristesse. Il se reprend dans un soupir, brouille le puzzle et en remet les pièces dans l'enveloppe qu'il repousse au fond du placard.
Je me recule, pour rester hors de sa vue. Je tape dans la cloison, frotte mes pieds au sol et tousse. J'entends la porte du caisson qui se ferme, j'avance, j'apparais, il s'est retourné, il me voit. Il a l'air étonnamment calme et sûr de lui. Il fait :
- Ah ! C'est toi, coach ! Tu vas voir, on va bouffer du rosbif ce week-end !