"L'échec est l'état normal de l'humanité. Il faut s'y habituer..."
Frank Zappa
Je suis assis dans la pièce obscure. Le stade est déserté. Tout est silencieux. La ville souffre en silence.
Je suis seul. Je n'ai pas
envie de rentrer ce soir. Je n'ai plus jamais envie de rentrer, nulle
part... Je prends ma tête entre mes mains. Jusqu’à présent, j'ai
donné le change. Je n'ai pas cillé, pas souri, pas grimacé. J'ai
pris la médaille qu'on m'a tendue, j'ai félicité Bernard, j'ai eu
un mot pour les joueurs. Je suis allé à leur putain de conférence
de presse. Nous sommes rentrés. L'avion... Un silence de mort...
Tous hébétés. Tous incrédules. Même Morgan a fermé sa gueule...
Le décrassage ce matin.
Entre temps, je reçois
des SMS de Graham Henry : « Now you know ! » et
de Maître Guy : « Le doublé était possible...Bien à
toi... ».
Et puis je suis venu dans
ce bureau qui abrite mes veilles, mes réflexions, mes doutes, mes
conversations, mes rêves... J'y suis depuis des heures. Je n'en ai
pas bougé. Je ne veux pas rentrer ce soir. J'ai envie de pleurer. Je
serre ma tête entre mes poings. Putain, pas maintenant ! Ne
craque pas ! Pas maintenant ! J'ai envie de tout casser, de
tout envoyer balader. Je voudrais seulement m'allonger, la tête sur
les genoux de ma femme, fermer les yeux et ne plus penser à rien. A
rien... A rien...
Je soliloque,
pathétique :
- Pourquoi ?
Pourquoi est-ce que c'est si dur ?
- Je dirais que c'est
encore plus dur à chaque fois...
Je sursaute. Qui a
parlé ? Une voix étrange. Une voix d'outre tombe. Grave,
solitaire, pesante... Dans un coin du bureau, je devine une
silhouette diaphane. Un spectre... Un homme qui n'est pas un homme...
Un fluide translucide aux contours incertains. Ses yeux brillent d'un
éclat céruléen.
- Bonjour Vern. Tu ne me
reconnais pas ?
Je frissonne. Il fait
froid soudain. Rien ne bouge mais c'est comme si un vent glacial
traversait la pièce. Je contemple la statue du Commandeur et me
demande s'il ne va pas m'emporter avec lui aux Enfers.
- N'aie pas peur, Vern.
Je ne te veux pas de mal et tu me connais bien. Je suis la cause de
toutes tes déceptions. Je suis la raison de ton désarroi. Je suis
celui qui t'a amené ici, dans cette pièce obscure et froide, au
bord du désespoir. Je suis le fantôme de Marcel Michelin.
Je demeure interdit. Je
ne crois pas aux fantômes. Mais, après tout, si on a réussi à
perdre cette finale, les fantômes peuvent bien exister... Il
reprend :
- Et pourtant, le
désespoir, je le connais bien... Je l'ai fréquenté pendant de
longs mois, à Buchenwald... Auparavant, j'avais appris la mort de
mon fils...
J'ai l'impression qu'il
sourit :
- Moi aussi, j'ai raté
des finales... Ils s'y sont même repris à trois fois avant d'avoir
ma peau ! Alors crois-moi, Vern, ce que tu vis ce soir, n'est
qu'une péripétie...
Je sais tout cela. Mais
la blessure est à vif et l'amertume ne fait que la réveiller...
Le fantôme se déplace à
travers le bureau et se plante devant la fenêtre. Je crois qu'il
regarde le puy de Dome.
- Tu sais, Vern, si ce
volcan venait à se réveiller un jour, à n'en pas douter, cette
ville serait rasée... J'ai toujours pensé que le puy de Dome
donnait sa personnalité aux Clermontois : se lever, chaque
jour, dominé par cette masse tutélaire et menaçante, voilà de
quoi rendre philosophe et rappeler incessamment l'inanité de nos
destins et la vanité de nos entreprises... Ce n'est pas un hasard si
Pascal est Auvergnat... D'ailleurs, nous en parlons souvent,
là-bas...
Pour la première fois de
ma vie, et la dernière j'espère, je vois un fantôme soupirer. Il
fait de plus en plus froid...
- Je sais, Vern, où tu
te trouves. Moi aussi, j'ai perdu, et plus qu'à mon tour... Mais que
veux-tu, dans le sport, comme dans la vie, il n'existe pas de
justice, et de morale, encore moins. Les meilleurs, les plus
entreprenants, ne sont pas toujours récompensés... C'est ainsi...
Il se retourne et me
transperce de son regard enflammé de jaune et de bleu :
- Et maintenant, que
vas-tu faire ?
J'hésite. A mon tour, je
soupire :
- Je ne sais pas... Je
suppose que la routine, l'entourage, les échéances, tout cela me
ramènera au travail, et très vite... Mais je ne sais pas. Je ne
sais pas si j'aurais la force d'analyser sereinement une nouvelle
débâcle... Je ne sais pas si j'aurais encore la force de soulever
cette carcasse appesantie, si j'aurais encore le courage d'empoigner
mes outils et, dans la brume de l'incertitude, repartir au labeur...
Je ne sais pas si j'aurais envie de me tromper une nouvelle fois...
- Tu ne t'es pas trompé,
Vern. On ne se trompe pas, lorsqu'on échoue à cause de ses
convictions.
Il y eut un nouveau
silence. Puis un tourbillon violent fit s'envoler tous les papiers de
mon bureau. Les feuilles claquèrent dans le tumultueux zéphyr et le
fantôme disparut, comme il était venu. L'atmosphère se réchauffa
d'un coup et je demeurai seul au milieu des documents répandus dans
la pièce.
Après un temps qui put
durer une seconde comme une heure, je décidai de rentrer chez moi.