dimanche 10 juin 2012

Églogue oursifiante en guise d'épilogue

Vern flottait dans un délire fiévreux, enveloppé de voiles translucides d'angoisse et d'incertitudes. Il était dragué de son rêve par un insupportable poids lourd qui l'entraînait au fond de l'eau. Et s'il ne pouvait respirer, il n’asphyxiait pourtant pas. Il eût préféré se noyer, mais il nageait dans une étrange torture, de douleur absente et de panique agonie.
En sueur, il dormait au-delà du paradoxe, sans jamais pouvoir se réveiller, quand bien même il était aussi conscient qu'un esprit aiguillonné par l'intensité de la réflexion. Spasmodique et tétanique, il était perclus de crampes, comme après un long effort soutenu et altérant. Cœur emballé, souffle irrégulier et main tremblante, qui passait d'un bord à l'autre sans jamais trouver le repos, battant tantôt l'air, tantôt frappant sa cuisse, et, parfois levant trois doigts au ciel. Vern rêvait ou cauchemardait, dans l'inconfort et la nervosité, comme le font les chiens, roulés en boule dans leur sommeil, grognant et frémissant d'on ne sait quelle pensée, communiquant à celui qui les observe un sentiment de mal être à tenter d'imaginer ce que l'animal peut voir lorsqu'il s'abandonne à l'inactivité morphique, questionnant sans le savoir la supériorité de la conscience humaine, nous obligeant à nous demander ce que nos promenades oniriques ont de plus sophistiquées que ces vulgaires siestes de mâtins.
Vern est un gros chien, ou plutôt un ours. Un ours qui danse en sommeil, pataudement, maladroitement. Il hibernerait pour une nuit qui durerait toute une saison, le grand brun des steppes boueuses du dégel, l'écorcheur de bouleaux, l'ennemi du loup, du renne et de l'élan. Il s'est endormi, laissant répit au bétail, au troupeau, aux carnes, aux rosses, aux moutonnant moutons bêlant dans la plaine et autres caprins capricant capricieux. Bon bonhomme coureur de montagnes, dévalant les vals pour chercher la pitance, manteau de fourrure soyeuse et frangée aux crocs carnassiers et à la truffe noire comme le mauvais œil, oui, tu dors, mais tu crains le chasseur, cet être vil et morne qui feint d'être joyeux lorsqu'il stridule sur son fifre, cruel et fourbe qui assassine à distance de sa carabine impitoyable et inconcevable. Il t'appelle, il te cherche, il t'appâte : il te parle de miel, de gibier, de la chair et du sang, mais c'est bien de toi dont il s'agit, Monsieur l'Ours, le Beau Brun troglodyte, la patte griffue qui happe le poisson dans la cascade, la langue rappeuse qui pourlèche ses babines friandes. Que ne s'occupe-t-il du ramier inconscient, du lièvre apeuré et fuyard, de la poule faisane à la crête écarlate, que sais-je encore ? tous ces êtres vains et inconséquents, ce bestiaire de l'ordre inférieur, ce zoo débile et volatile, procréactif et amnésique ! Non, il faut qu'il vienne te défier, toi le trappeur innocent, le dandineur nonchalant, le danseur chaloupant, toi, le double, l’amphitryon montagnard, le héros de la saturnale, l'hominidé indomptable, celui dont la dépouille est toujours accompagnée de la fanfare offensante des railleries et des quolibets, des appels vulgaires à la fête grossière, violente et indécente. Il t'accuse, le diable, d'estropier ses bestioles, de casser ses clôtures, d'égorger ses brebis. Et certes ! Prenez garde, femmes inconscientes, de tomber entre mes griffes aiguisées, sauvez-vous, enfants des hommes, devant ma démarche malhabile, j'ai toujours, pour les gêneurs, un coup mortel de mon invention et si je ne cours pas vite, je frappe fort et juste. Vous rêvez de moi comme je rêve de vous. Je suis de vos cauchemars, comme vous hantez mes nuits dans ma ouache secrète. Vos peluches ne m'apprivoiseront pas, je suis l'ours, ARRRHHH, je me dresse en grognant sur mes pattes de derrière et soudain, ARRRHHH, je suis un monstre, ARRRHHH, et ma noblesse, et ma sauvagerie vous rappellent que je suis vous, tout empreint d'amour et de haine, de confiance et d'angoisse, d'humanité et de bestialité. Mais vous n'épargnez pas ceux qui vous ressemblent, vos semblables pantomimes, vos alter-ego, oooh non, et le canon de la carabine claque d'un coup sec, BANG ! fait l'écho en cascade, et les ramiers et les poules faisanes s'envolent à tire d'aile, les lièvres s'enfuient de toutes leurs forces et je m’effondre, je m'écroule, c'est cocasse, moi le roi, moi le maître de la forêt, moi le Grand Gousier des alpages, ARRRHHH, fais-je une dernière fois, incrédule, qu'est ce mal, qu'est cette brûlure, pourquoi ma vue se trouble-t-elle, ma fourrure ne me préserve-t-elle du froid qui m'envahit ? Je râle, je n'ai plus de force, et je te vois chanter et danser, mes yeux à demi clos. Que signifie cette gigue ridicule ? C'est moi ! C'est MOI ! Le danseur, le dandineur ! J'éprouve en ce moment absurde l'existence implacable de l'impossibilité. Et je suis comme Vern, prisonnier de son rêve cauchemardesque.
Vern-l'ours, l'ours-Vern, se rappelle.
Il voit tous les fragments de cette brève saison, les instants de gloire, les moments d'impatience, la lancinante musique de la fatalité qui est revenue deux fois à ses oreilles dressées, mais qui n'ont pas voulu, avant la fin, écouter. ARRRHHH, se dit-il, je suis l'ours, et je ne peux mourir ! Je suis l'ennemi des loups, des rennes et des élans. Je tue ce que je mange et je mange ce que je tue. J'avale l'âme des morts et je m'empare de leur fluide. Je les ai tous, un par un, terrassés. Et que m'arrive-t-il, voici que je suis terrassé à mon tour ? Et quoi ? Tout ça pour ça ? Stoppé net à la porte à doubles battants de la gloire ? Et je suis même privé de n'en ouvrir qu'un quand d'autres s'y précipitent déjà, avidement, goulûment, gourmandement ? Je suis étendu, sur les marches du forum, tel César, occis par Brutus, sur les marches de l'opéra, tel Mosca da Montelepre, occis par Vincent Mancini... Ah ! Mes Fils, pourquoi m'avez-vous abandonné ?
Et l'ours-Vern, Vern-l'ours, de se morfondre dans son songe agité, suant, suintant, somnolant, simagrant, attrapant l'air de sa griffe-main agile, mais n'attrapant que l'air dans son poing qui se serre et qui s'ouvre, et qui, tantôt frappe sa cuisse, tantôt indique trois doigts levés vers une inexistante direction.
Vern-l'ours, l'ours-Vern hiberne pour une nuit qui dure toute une saison. Il sent la morsure des regrets mais s'impatiente des promesses du futur. Bientôt il ne grogne ni ne bouge. Il dort tout simplement, tout calmement et tout profondément, lui le danseur, le dandineur, le Beau Brun troglodyte, l'ennemi du loup, du renne et de l'élan.

jeudi 7 juin 2012

So long too long

 
Je sors de la gare, descends l'avenue, tourne à gauche, traverse la place de la Liberté, à qui je fais un clin d’œil en passant, mais qui reste de pierre. Je traverse le boulevard de Strasbourg, je laisse la place d'armes sur la droite, j'aperçois la porte de l'arsenal et je m'engouffre dans Chicag'. Une entraîneuse, mollement adossée à l'entrée d'un bar, sa main gauche soutenant une cigarette fumante emmanchée d'un long avant-bras doit vertical, m'adresse un regard vide et me dit, sans conviction :
- Tu viens boire une verre, Vern ? Je te remonterai le moral...
Je souris poliment en guise d'excuse et poursuis mon chemin. Bientôt, l'affreuse mairie de type stalinien aux allures de Loubianka vintage apparaît entre deux immeubles. Il est temps de virer à droite : je vérifie à deux fois avant de m'engager sur le passage protégé. Ici, les piétons n'ont pas la priorité. Des voitures en double file gênent la circulation, mais personne ne semble s'en soucier. La barre d'immeubles d'inspiration corbuséenne m'empêche de voir la mer. Enfin, j'arrive au quai Cronstadt. Je laisse Gaetano et le Navigateur de côté, le Cuverville ne s'est pas retourné et continue de dénoncer la mer. Tiens ! Un restaurant a brûlé. C'est incroyable le nombre d'incendies dans les restaurants ici... A la terrasse d'un café, un Moko m'interpelle :
- Eh ! Verneuh Côtteure ! T'y es venu pleurer ta mère sur la rade ? T'y as creuvé un pneu ?
Ses acolytes partent d'un grand éclat de rire... Ils pastissent tranquillement au soleil. Il est vrai qu'il est déjà 10h45... Je les entends plaisanter à grands éclats de rires sonores dans mon dos. Je tourne mon regard au loin, là-bas, vers la Rode et le Mourillon et je continue. Je remonte le cours Lafayette, après m'être fait apostropher par des supporters, juchés sur des voitures, en traversant l'avenue de la République. Je passe devant l'église Saint François-de-Paule. Dieu ne me fait pas signe. Au loin, Mayol se dresse au-dessus de son centre commercial. C'est le marché. Je perçois les jacasseries d'une marchande des quatre saisons :
- Devânt, on craint dégun, derrière, on a Joni et Mate...
Bientôt, une bande de minots excités me suit bruyamment. Les plus téméraires me lancent des :
- Cotteure ! T'es un louzeure !
Je m'enfonce dans la vieille ville. L'un des gamins hurle de toutes ses forces :
- Clermontois 'N'culééééé ! Ici c'est Mayol !
D'une fenêtre, une matrone lance à son garçon :
- Pierre-Laurent, rentr'immédiatement à la maison ! Je t'apprendrai à direuh des grossièreutés devant des estranegés !
Le minot baisse la tête et abandonne piteusement le groupe, en lâchant à part lui :
- De touteuh manièreuh, je man n'bats les couillah...
Soudain, à mes côtés, un individu à la pilosité douteuse, en pantacourt, tongs et débardeur. Il a plus de barbe que de cheveux et porte une paire de fausses Ray Ban king size... Tout en mimant l'acte sexuel qui consiste à pousser frénétiquement sur des bâtons de ski imaginaires en balançant élégamment le bassin d'arrière en avant, il me dit :
- Alôôrs, on vous a bien n'niké les Auvergnats, hein ? Et les Auvergnates, heureusement qu'on était lâh pour les conesoler...
Je sens l'énervement monter en moi. Mais je me retiens. J'ai mérité cela. Je suis un moine Shaolin. Je suis un moine Shaolin. Finalement, l'homme se détourne après avoir jeté un dernier :
- Eye ! Couillon' n'vâh !
Je passe mon chemin. Toujours suivi de ma joyeuse bande de jeunes lurons qui m'asticotent sans interruption, je salue Jules Raimu condamné au mutisme et à la contemplation éternelle de l'opéra. Je ne m'attarde pas devant les Kiosques ni Le Royal. Je finis par m'extirper du vieux Toulon, seul, les minots ayant fini par se lasser ou trouver une occupation plus ludique.
Bientôt, j'embarque dans le TGV. Je m'installe, au calme, en première, n'omettant pas cependant de garder un œil sur mes affaires tant que le train n'est pas parti... La Seyne, Six-Fours, Sanary, Bandol... Je contemple distraitement le littoral mêlé à mon reflet impassible dans la vitre et je remercie en silence le peuple de Mayol : grâce à vous, j'ai retrouvé la rage de vaincre pour une nouvelle année.

PS : et merci de répondre à mon sondage :
http://www.facebook.com/questions/405907976114827/
ou
http://www.cybervulcans.net/forum/index.php?showtopic=51683&st=0

mercredi 6 juin 2012

Une demie, s'il vous plaît !

Psy 
J'entre dans le cabinet médical. Une secrétaire m'avise depuis son comptoir :
- M. Cotter ? Le professeur Cleese va bientôt vous recevoir. Je vous prie de vous installer quelques instants.
Je suis le premier. Je m'assois sur un canapé confortable Bauhaus et je trie les revues sur la table basse assortie : MIDOL MAG, Rugby Attitude, Philosophie Magazine, La Revue des Farces & Attrapes et d'autres publications de référence en matière de rugby... Finalement, j'opte pour la Semaine du Charcutier, qui demeure une lecture indispensable pour tout connaisseur du Top 14. Je lis mon horoscope : "Bélier ascendant Taureau - Travail : vous gâchez de la bonne chair à saucisse et tout se termine en eau de boudin, même pas de quoi faire une bonne farce - Santé : de menues contrariétés vous font pédaler dans le pâté - Amour : l'être aimé des antipodes vous revient, attention toutefois à ne pas abuser des viandes exotiques". Je regarde la date : juin 2012 - Pas mal...
Puis la secrétaire m'interpelle :
- M. Cotter ? Le professeur Cleese va vous recevoir.
Une porte s'entrouvre, et un homme d'âge mûr en blouse blanche m'accueille avec un grand sourire.
- M. Cotter ! Soyez le bienvenu. Ma secrétaire m'a indiqué que vous souhaitiez un rendez-vous en urgence à la Clinique du rugby. Cela fait longtemps qu'on ne vous a pas vu ici. La dernière fois, cela devait être... (il fait mine de réfléchir) en 2008, je crois... Vous aviez fait appel à nos psychologues...
Un peu que je m'en souviens. Davit avait fait un transfert, était tombé amoureux du psy et il avait fallu exfiltrer ce dernier avant que l'irréparable ne se produise.
- Bien, asseyez-vous, je vous en prie, que puis-je faire pour vous ?
Je me cale dans le fauteuil Le Corbusier et je commence mon explication, du moins j'essaie :
- Voila, docteur, j'ai un problème...
Je reste bouche bée, plus rien ne veut sortir. Je tente de me reprendre :
- Je n'arrive pas à...
Impossible de prononcer la suite. Le médecin vient à mon secours :
- ... à terminer les phrases ?
- Oui, exactement, et même je ne parviens pas à...
- ... tout simplement achever tout ce que vous débutez ?
Je hoche la tête, vaincu...
- Je vois... Hum ! C'est un mal peu commun. En quelque sorte, vous faites les choses... "à demi".
- Oui !!! Ou plutôt, "en demi".
- Et cela remonte à quand ?
Je pris ma respiration et lançais d'un trait :
- Printemps 2011.
- Et avant, pas de signes précurseurs ?
- Si, mais moins prononcés, j'arrivais...
Une nouvelle fois bloqué...
- à aller au bout de phrases finales ?
- C'est ça !
- Bien, je vais vous ausculter, mais je crois que vous souffrez en fait de la "maladie de Labit de Travers".
- Pardon ?
- Oui, c'est contagieux. Vous êtes allés dans le sud-ouest récemment ?
- A deux reprises pour...
- Ne me dites rien, j'ai compris. Je pense que vous avez été exposé, et maintenant, vous faites tout à moitié, ou plutôt, vous vous arrêtez toujours à demi-mot ou à mi-chemin. Cette maladie est également très répandue en Écosse. Certains de mes confrères appellent cela le "syndrome de Dusse" : vous n'arrivez plus à conclure.
- Mon Dieu, mais que vais-je...
- Devenir ? (J'opinai d'un air avide) Ça se soigne... Avec de l'argent, du travail et une solide rééducation psychologique. En attendant, je vous prescris du repos, un bon mois sans stress ni émotion.
- Pourrais-je tout de même regarder...
- La finale du Top 14 ? Hum ! Je vous le déconseille... Vous pourriez attraper une "grippe de Northampton"...
- ?
Il me lance un regard empli de commisération :
- Éternels regrets...
- Ah !..
- Bien M. Cotter, il ne me reste qu'à vous saluer. Je vous fais une ordonnance pour la série de 47 coups de pieds réussis de Brock James et l'intégrale des essais de Nalaga. Matin, midi et soir.
- Au revoir...
- Oui, je sais, "docteur"...

Je me retrouvais, un peu con, dans la salle d'attente. Quelle ne fut pas ma surprise de croiser Maître Guy, venu consulter lui aussi. Nous nous saluâmes, gênés :
- Ça va, Guy ?
- Ça va, Vern ?
- La saison a été longue...
- J'ai l'impression qu'elles sont plus longues chaque année...
Lorsqu'il fut entré dans le bureau du médecin, la secrétaire me lança, en confidence :
- C'est Monsieur Novès... C'est un patient régulier... Il voit doublon...

PS : et merci de répondre à mon sondage :
http://www.facebook.com/questions/405907976114827/
ou
http://www.cybervulcans.net/forum/index.php?showtopic=51683&st=0

lundi 4 juin 2012

Ainsi va le rugby...

Tout passe, tout casse, tout lasse, tout s'efface,
T'aurais pu aller au stade de France,
Hier soir, t'es parti sans nous dire au revoir,
Je suis sûr que t'as fait ça pour voir
Si ça nous ferait de la peine.
Tout tristes, tout tristes, tu nous laisses tout tristes
Emplis de déception,
Pour une pénalité trop courte, un hors jeu,
K.O., groggy, tu nous laisses ici
Avec cette foule de regrets
Dont, jamais, jamais, je crois, on ne guérit

Ainsi va l'rugby, ceux qui gagnent ont toujours raison
Ainsi va le sport, les perdants ont toujours tort.

T'imagines pas le nombre de mots qu'il y a
Pour dire que j'ai la rage,
De conjugaisons au conditionnel, tous ces "si",
Souvenir, souvenir, t'es plus qu'un souvenir,
Une belle saison inachevée,
Un mal au cœur qui ne veut pas mourir dans ma mémoire

Ainsi va l'rugby, ceux qui gagnent ont toujours raison
Ainsi va le sport, les perdants ont toujours tort.

Tout passe, tout casse, tout lasse, tout s'efface,
T'aurais pu aller au stade de France

Ainsi va l'rugby, ceux qui gagnent ont toujours raison
Ainsi va le sport, les perdants ont toujours tort.


NB : J'espère que Louis Chédid me pardonnera d'avoir détourné sa chanson sérieuse pour un sujet qui l'est moins..

samedi 2 juin 2012

Deux degrés en dessous de la moyenne...


Cellule de communication de crise de l'ASMCA - 2 juin 2012

- Je vous ai réunis car nous avons reçu d'étranges informations en provenance du sud de la France. D'un lieu étrange dénommé Toulon, un endroit où il fait chaud...
Murmures et conciliabules dans la salle.
- Mais ce n'est pas pour des considérations climatiques que je vous ai convoqués. Les informations dont je vais vous faire état sont particulièrement étranges, et, de mon point de vue incompréhensibles. Les Toulonnais prétendent qu'ils ont, je cite : "0% de chances de l'emporter".
Nouveaux murmures et conciliabules. Une voix dans l'assemblée :
- Mais... S'ils n'ont aucune chance... Pourquoi viennent-ils jouer le match ?
- C'est bien la question que je me pose. Et que je vous pose !
Silence pesant. Un essai timide :
- C'est peut-être... une erreur de transcription ? Peut-être qu'il a dit : "10% de chances ?"
- Non non non ! J'ai fait vérifier et recouper : "0%", comme le yaourt allégé !
Grimaces de dégoût dans l'assemblée. Une idée surgit :
- Et si l'on demandait à un spécialiste de nous aider ?
- Bonne idée ! Je crois que j'ai la personne qu'il nous faut !
Sur l'écran géant de viso-télé-conférence, apparaît...
- Batman !
Émois et évanouissements.
- Allons, allons, Batman est un super héros de bande dessinée inventé par Bob Kane et Bill Finger en 1939. Le personnage que vous avez devant vous est Ovale Masqué.
- C'est vrai qu'il est nettement moins musclé que Batman.
Ovale Masqué :
- Ouais, mais je supporte mieux l'alcool que Bruce Wayne, bande de troglodytes latexophiles et consanguins...
- Monsieur Masqué, je vous en prie, tenons-nous en à l'objet de notre réunion : que signifie ce message ?
- Bon, espèces de bouseux alcooliques, avez-vous déjà entendu parler du second degré et de l'humour ?
- L'humour ? Ce qu'on fait le samedi soir avec sa femme quand l'ASM a gagné ?
- Pas l'amour, l'humour ! D'ailleurs, je ne savais pas qu'on faisait l'amour en Auvergne, je pensais simplement qu'on s'accouplait...
- Monsieur Masqué, pouvez-vous nous expliquer l'humour ? C'est un concept étrange que nous avons beaucoup de mal à assimiler à l'ASM Clermont Auvergne et parmi nos plus fervents supporters. Vous-même, sur votre site, Salaisons-Ovalie...
- Boucherie Ovalie, tas de dégénérés finis au Saint Nectaire fondu sur la plage arrière d'une Xsara demeurée au soleil à Vias-Plage au mois d'août !
- Pardonnez-nous, Monsieur Masqué, mais tout va trop vite pour nous dans le rugby aujourd'hui. Imaginez qu'il y a deux ans encore, nous n'avions jamais connu le Brennus... Je disais donc, sur votre site, vous semblez faire preuve de terriblement d'humour, puisque c'est ainsi que vous le nommez, et les gens semblent s'amuser des cocasseries, palimpsestes et autres jobardises que l'on peut y lire...
Soupir de l'homme en collants mauves :
- L'humour, c'est comme une décision de M. Barnes : on peut l'interpréter de différentes manières, et, dedans, il y a toujours une part de vrai, même si la fausseté et l'exagération surnagent...
- Ah... C'est un peu comme Louis de Funès dans Pouic Pouic...
- Pas vraiment, raclures de douches de vestiaires de deuxième série. Louis de Funès, c'est comique. Or l'humour, ce n'est pas comique. C'est là qu'entrent en jeu les différents degrés de compréhension. Quand un joueur se retrouve planté dans le sol après un raffut, c'est comique, c'est du premier degré. Bergson, qui a donné des cours au lycée Blaise Pascal, votre modèle grabataire et neurasthénique, a parfaitement expliqué cela en disant que "le rire, c'est de la mécanique plaqué sur du vivant". Mais quand on raconte n'importe quoi sur une situation a priori sérieuse et désespérée comme celle du RCT en demi-finale, c'est de l'humour, et naturellement, l'effet est plus difficile à obtenir, plus incertain, et parfois provoquant : c'est du deuxième degré, voire plus.
- Mais ce Monsieur Boujedélalle...
- Boudjellal, résidus caoutchouteux !
- Pardonnez-nous Monsieur Masqué, mais...  cet... individu, qui parle des relations sexuelles des invertis avec tant d'aisance et de truculence, est-il si... drôle ?
- Il est excellent parce qu'il nous promène. Au départ, on se dit : mais qu'est-ce qu'il raconte cet abruti... Puis, rapidement, si on réfléchit deux secondes, mais je sais que c'est difficile quand on s'abrutit douze heures par jour dans une usine de pneus, on s'aperçoit que le procédé humoristique est présent : c'est exagéré, provocateur, mais toujours ciblé là où ça fait mal. Bon déjà, c'est drôle parce que c'est outré et aussi parce que c'est original, car on ne s'attend pas à ça. C'est comme un clown au cirque avec ses grosses chaussures et son nez rouge. Cela ne vole pas haut mais ça fait rire : c'est l'effet comique, et chez moi, cela déclenche le rire, enfin, si je ne suis pas en coma éthylique...
Mais cela va à mon sens beaucoup plus loin :
Cela nous met devant nos propres réflexes, voire contradictions de supporter. N'avons-nous jamais été dans sa position, d'une telle mauvaise foi, pour soutenir notre équipe ? Premier effet humoristique.
Cela nous renvoie aussi à la subjectivité et l'incapacité de rendre compte précisément et efficacement de la réalité. Après tout, pourquoi aurait-il tort plus qu'un autre ? Cela nous amène à réfléchir sur les avis que nous sommes susceptibles d'émettre sur les joueurs, les matches, les actions. Plus loin, à réfléchir sur ce qu'on lit dans la presse. Une sorte de mise en abîme, en quelque sorte. On touche presque à la question philosophique de la vérité et de la réalité : le match aura-t-il finalement lieu tel qu'on le verra, voire, aura-t-il eu lieu différemment en fonction de celui qui l'a regardé. Et si on pousse encore le raisonnement, cela peut nous amener très loin : deuxième effet humoristique, voire troisième, voire quatrième, en cascade...
Le mélange d'arguments plausibles et d'autres invérifiables, peut être même en complet décalage avec la réalité, vient renforcer l'effet surréaliste : les repères n'existent plus, la fiction intervient dans la réalité, on est en dérapage total. Et voila, les Fouchtras : ça vous fera 5 000 euros pour la consultation.
Silence médusé dans l'assemblée.
- Vous êtes toujours là, les ruminants shootés aux vapeurs pneumatiques ? Pour le règlement, sur mon compte offshore du lac Balaton, comme d'habitude...
- Oui oui, Monsieur Masqué. L'argent n'est pas un problème à Clermont, vous le savez bien. Ce sont en réalité beaucoup d'informations à la fois. En Auvergne, les choses vont lentement... Nous n'avons pas l'habitude... Donc, si je comprends bien, il ne faut pas vraiment prendre au sérieux ce qu'a déclaré Monsieur Boudjellal ?
- Ça dépend de vous, les tenanciers de brasseries miteuses et de stations services. C'est à la fois sérieux, parce que c'est de l'humour, et on ne plaisante pas avec l'humour. Mais c'est aussi drôle parce que c'est de l'humour, et l'humour, c'est trop drôle pour qu'on se prenne au sérieux en en faisant, n'est-ce pas, les crétins des Domes ?
Et Batman disparut de l'écran sans préavis.
L'assemblée était sujette aux plus profondes méditations et à l'incompréhension la plus angoissante.
- Je me demande si Monsieur Masqué n'aurait pas fait de l'humour... Je vous propose que nous en riions ensemble de bon cœur.
Et tous partirent d'un rire forcé, artificiel et incrédule.