lundi 17 septembre 2012

Escalier 10, rang 6, place 78

Que devient le supporter de l'ASM ? Il est installé en tribune Phliponneau, escalier 10, rang 6, place 78. Il vieillit et prend du poids. La modernité l'a élevé. Il s’assoit dans une belle tribune neuve et propre, là où, il y a peu, n'existaient que des gradins désertés et battus par le vent du Nord, trop content de descendre, lorsque le foehn ne lui fait aucun effet, de Chanturgue vers Montferrand, où il fait tout de même meilleur qu'à la Croix de Ternant. Ce pauvre Chanturgue, déserté par les vignes, les maisons et les routes, et même par les batailles contre les Romains, que continue de s’approprier son lointain cousin, bien en chère, Merdogne-Gergovie, se désole quant à lui de ne plus peupler ses mornes dimanches de banlieue industrielle par le spectacle du rugby, désormais caché de sa vue. Il n'a plus qu'à tenter de deviner ce qui se dissimule derrière ce mur qui s'anime miraculeusement deux heures tous les quinze jours.
Le supporter de l'ASM, bien assis, bien au chaud, bien au sec, s'embourgeoise. Il possède deux automobiles, part en vacances chaque année à Vias-Plage, qui, il y a peu, s'appelait Farinette. Il a pris de l’embonpoint, mais, comme c'est un homme du XXIème siècle, il se soigne en faisant du sport, préférant perdre l'excès plutôt que se contenter de manger moins. Tout cela, bien sûr, à perte : d'argent, tout d'abord, car il mange toujours plus. De temps, ensuite, car il grossit encore.
Le supporter de l'ASM est un technophile : lui qui, il y a peu, entortillait le fil du téléphone autour de son doigt et avait les ordinateurs en horreur, passe désormais par le Desktop avant le Shutdown. il a un téléphone intelligent, une boîte Internet, un cinéma à domicile, un amplificateur haute-fidélité, le tout en anglais, car il est bien connu que la technologie fonctionne beaucoup mieux dans une langue qu'on ne maîtrise pas, asiatique ou américaine si possible. Il ne possède pas de tableau, sauf un, qui s'anime le soir, à la veillée, et projette sur les murs de son pavillon avec jardin des ombres lancinantes qui rappellent celles que le feu faisait danser dans la ferme de ses ancêtres.
Le supporter de l'ASM est un rêveur : il rêve de sa maison diaprée des couleurs chamarrées et fétiches mises au goût du jour par une décoratrice télévisuelle de grande popularité. Il a planifié un long voyage vers des terres chaudes, australes et inconnues, dont il ne sait pratiquement rien, mais dont il est à la mode de s'enticher, et pour lesquelles la date de départ est incessamment reportée, à cause du boulot, du temps, des travaux, de l'argent, des enfants... Il rêvait justement, il y a peu, d'une situation pour eux, mais ceux-ci l'ont rendu lucide : ils feront ce qu'il leur plaira, et, surtout, ce qu'ils pourront, l'essentiel étant, bien sûr, qu'ils soient heureux et épanouis.
Le supporter de l'ASM sait tout et voit tout : lui qui, il y a peu, baignait dans une bienheureuse ignorance, écoute, à longueur de journée, jusqu'à l'intoxication, dans sa voiture, au travail ou à son domicile, le même bulletin qui lui répète sans cesse la même nouvelle, qui, de ce fait, se périme aussi vite qu'elle est annoncée. Il ingère sans discontinuer un salmigondis indigeste d'informations parcellaires, inutiles et contradictoires qui lui donnent l'impression d'être dans le mouvement du millénaire, mais aussi, le vague sentiment de se faire bourrer le mou. Un résidu, sans doute, de ce bon sens paysan que l'hérédité lui a légué, mais dont la puissance est encore insuffisante pour lui faire se rendre compte qu'on s'aperçoit du temps qu'on a perdu à lire le journal lorsqu'on s'est arrêté de le lire.
Le supporter de l'ASM lit donc La Montagne en attendant le début de son match et s'étonne, en parcourant le Propos d'un Montagnard, que son journal soit tombé si bas, lui qui, il y a peu, s'enorgueillissait de publier les chroniques d'Alexandre Vialatte. Il s'interroge sur l'opportunité, dans ce monde de journalistes et de publicistes, de politiciens et d'idéologues, de ne donner la parole qu'aux plumitifs et aux auteurs convenus. Le talent est-il devenu si cher, qu'un journal local ne puisse plus s'offrir sa colonne d'impertinence, d'humour et de poésie ? Ses lecteurs sont-ils devenus si nuls qu'on craint d'infliger cinq minutes d'intelligence à leur notoire médiocrité ?
Car le supporter de l'ASM aime le talent : il le cherche, et parfois le trouve, sur son terrain favori, ce rectangle vert frangé de hautes falaises concrètes et abruptes dont descendent en vagues sonores et renouvelées les cris de ses comparses. Il ne parle pas de philosophie, il ne s'éprend pas de poésie, il ne goûte rien à la danse, s'est tenu éloigné de la littérature, connaît Mozart grâce à la publicité, a fait le tour de la sculpture en contournant Vercingétorix place de Jaude et est allé, pour prendre des nouvelles de ses impôts, un dimanche de pluie, au musée d'art Roger Quillot. Cet art qui l'émeut confusément, par intuition, par obligation aussi, car ses professeurs lui ont inculqué l'adoration de cette nouvelle religion, comme on infligeait le catéchisme en tant que morale à ses ancêtres. Il lui suffit de croire, naïvement et sincèrement, pour être esthète.
Mais il est une affaire sur laquelle il ne transige pas et aime à s'exprimer. Cette affaire, c'est le rugby. Le supporter de l'ASM parle rugby de différentes manières. Il ratiocine des heures durant sur la défense de Brock James ou les progrès de Raphaël Chaume dans le jeu courant. Il assène sans coup férir son expertise en matière de recrutement. Il éructe et s'emporte pendant les matches. Il chante "Allez les Jaunes et Bleus" lorsque la mêlée pousse. Il est silencieux lorsque l'adversaire s'élance pour une pénalité. Il frappe dans ses mains lorsque Morgan Parra s'élance pour une pénalité. Il s'époumone, criant "Allez !", lorsque le ballon est à cinq mètres de l'en-but. Il lance un bon mot qui fait rire toute la tribune. Il siffle quand il ressent l'injustice et gronde lorsqu'il croit voir une faute oubliée. Il pleure les soirs de défaite. Les soirs de victoire, aussi.
Le supporter de l'ASM s'inquiète. Pour sa santé d'abord : lui qui, il y a peu, mangeait le gras du jambon cru et des patates à la crème, déjeune bio et dîne léger. Il n'est plus de maladies qu'il n'a pas : il avale pilules, gélules et antidépresseurs comme les bonbons dans son enfance. Il s'enduit d'onguents, de crèmes et autres préparations. Il en est devenu visqueux. Le supporter de l'ASM s'inquiète surtout pour son emploi. Pour son niveau de vie. Pour le temps qu'il va faire. Pour sa voiture qui est garée dehors. Pour ses repères. Pour tout dire, il se sent un peu perdu. Il ne sait plus s'il doit aimer son pays. Il ne sait plus s'il doit être fier de son histoire ou s'en sentir coupable. Il ne sait pas ce qu'il doit faire de sa jeunesse. Il voudrait foutre un grand coup dans la fourmilière mais il a son petit confort, son travail, sa maison, ses enfants... Il voudrait la peau de ces salauds de financiers mais il balise pour son prêt, pour ses économies et pour la TVA... Il ne croit plus un mot de ce que le gouvernement lui dit mais il continue d'aller voter. Bonne pâte, il se fait toujours prendre par les bons sentiments. Le supporter de l'ASM se contente de ce qu'il a : lui qui, il y peu, partait en guerre tous les trente ans, ne souhaite finalement que la paix, même s'il en a oublié le prix. Il suit le grand troupeau et cela lui convient, malgré tout.
Et pourtant. Et pourtant quelle énergie ! Quelle énergie il est capable de déployer pour construire son abri de jardin ou pour aider un collègue au boulot, ou pour se farder pour le match et s'égosiller deux heures durant, pour tenir un blog sur Internet ou organiser un voyage de supporteurs en Irlande. Car il sait qu'il a en lui une flamme, une envie. Une envie profondément bonne et oblative. Une envie ineffable et irrépressible de vibrer, de s'élever, de communier, d'admirer, de participer, de partager. Cette pulsion magnifique, cette joyeuse motivation, il l'entretient chaque week-end, escalier 10, rang 6, place 78, à cet endroit précis, où, oublieux de tout, il voit sa vie prendre tout son sens.
Que fait le supporter de l'ASM ? Il va de mieux en mieux en attendant la mort. Il attend, avenue de la République, à l'ombre du stade tutélaire, le tramway qui le ramènera chez lui, d'où il repartira demain pour sa journée de travail, où, avec un peu de chance, il aimera faire ce qu'il fait, en pensant déjà, cependant, au prochain week-end.

Et c'est ainsi qu'Allah est grand !

2 commentaires:

  1. Tout comme l'éléphant, cette chronique est irréfutable.
    Bravo.

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  2. Pourquoi cette chronique s'arrête-t-elle ?

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