mardi 9 octobre 2012

La ferme des inconnus

Aujourd'hui, inspection du centre de formation par le MIDOL. Ils viennent enquêter sur "l'imposture du JIFF". Depuis que Mourad Boudjellal en a parlé, c'est devenu un sujet brûlant... et vendeur. Si Guy Boniface en avait fait autant, on l'aurait traité de vieille chose archaïque et rétrograde. C'est ça le rugby : en fonction de la compétition, du joueur, de l'équipe, de la syzygie équinoxiale à venir, l'arbitre siffle différemment. A Clermont, on est bien placé pour le savoir. Depuis 2011, plus aucun arbitre vidéo ne nous accorde un essai...
Les journalistes arrivent tôt le matin, à la manière de policiers pratiquant une interpellation ou de contrôleurs de l'agence anti-dopage. Sauf que là, pas la peine de cacher les produits, ils sont déjà au courant. Bref, ils garent leur 407 Break Peugeot aux couleurs du Stade Toulousain et de la Dépêche du Midi (sans oublier l'autocollant "occitanie" sur le hayon). Je les attends sur le parking avec Bertrand Rioux : ils nous offrent à chacun le dernier livre de Jacques Verdier.
- Ça tombe bien, leur dit Bertrand, on n'avait rien pour caler le joug...
Nous entrons dans les locaux du centre de formation. Leur première question ne concerne pas nos méthodes, ni nos jeunes talents. Ils souhaitent savoir combien de JIFF "passeports hors Shengen" nous avons. Pour faire bonne figure, nous leur présentons Vuivuivuivoila Takaluipasselabalessellessé, l'une de nos pépites fidjiffiennes.
Bertrand prend la parole :
- Vivi a 17 ans. Il nous vient de Saint-Genès-Champespe, dans le département du Puy de Dôme. C'est un trois quart polyvalent qui peut jouer également troisième ligne et dépanner au poste d'ouvreur. Il mesure 1m93 pour 95 kilos. Il développe 150 kg au développé couché et a commencé à se raser à 9 ans.
Le journaliste du MIDOL :
- L'air de la montagne, certainement...
Bertrand :
- Oui, la vie au grand air, au milieu des vaches salers, plus de le Saint Nectaire. Et il est sélectionnable.
Le journaliste :
- Au Fidji ?
Bertrand :
- Non non ! En équipe de France, bien sûr. Il vient de Saint-Genès-Champespe, dans le Puy de Dôme.

Nous poursuivons par une rencontre avec les stagiaires du centre. Dans le cadre d'une démarche de responsabilité sociale d'entreprise, les jeunes ont chacun un parrain professionnel. Bertrand annonce fièrement, désignant un garçon bien sous tout rapport :
- Voici Sébastien Bonnard, troisième ligne aile pouvant glisser au centre.
Sébastien prend aussitôt la parole :
- Bonjour, je suis Sébastien Bonnard. J'ai dix-huit ans et j'ai intégré le club il y a trois ans. Je suis particulièrement heureux et satisfait de faire partie de la pépinière de talents qu'est le centre de formation de l'ASM Clermont-Auvergne. C'est vrai que c'est une chance d'être ici, encadré par les meilleurs. Je prends beaucoup de plaisir et je progresse constamment.
Bertrand Rioux se sent obligé d'ajouter :
- Il est parrainé par Julien Bonnaire. Il est très mûr pour son âge...
Vient ensuite le tour de Kevin Tetaklak, jeune demi de mêlée et d'ouverture doué et prometteur, d'origine polonaise, formé dans l'est de la France :
- Salut les Bolos. Moi c'est Kevin. Retenez mon prénom, parce que mon nom sera bientôt célèbre. Je les prends tous les uns après les autres : le Yach, Two-Fingers-Dupuy et la Michafiotte... et Bakkies Botha au bras de fer en prime. Qu'ils se dépêchent de faire "mu-muse" dans le pédiluve, parce que j'arrive à grands pas pour faire la bombe et les éclabousser de ma classe insolente.
Bertrand Rioux :
- Il est le filleul de...
Les journalistes :
- Morgan Parra, on avait compris... Il a l'air mûr pour son âge.

La visite continue en salle de classe, avec les professeurs de l'éducation nationale. Au programme : histoire du pneumatique des origines à nos jours, géologie, volcanisme, affinage des fromages et gestion de patrimoine.
Les journalistes :
- Ah ! Oui ! Préparation de l'après rugby !
Bertrand Rioux :
- Euh non ! Vieille tradition auvergnate. Nous sommes très à cheval sur la transmission des valeurs. Il est essentiel, en particulier pour ceux qui viennent de Saint-Genès-Champespe, dans le Puy de Dôme, d'être parfaitement intégrés au groupe.
Le proviseur du centre se sent alors obligé d'intervenir :
- Il est fondamental en effet que nos élèves appréhendent la relation d'imbrication, d'osmose, qui unit les valeurs de l'Auvergne et du celles rugby. Les deux langages forment un système organique et leur construction procède d'un même principe de création. Inséparables et interdépendants, ils offrent à l'étude une réflexion sur les liens entre deux référentiels qui font corps, tout en impliquant des voies d'accès spécifiques. Les valeurs sont reliées dans un processus de signification global qui en infléchit le sens original, mais elles ne sont pas constitutives l'une de l'autre. Si la perception du sens nécessite leur rapprochement, la création, elle, peut être analysée en distinguant leurs singularités. Bref, (conclut-il avec un sourire désarmant de candeur) autant de sujets soumis à la discussion et à l'analyse. La représentation polysémique du rugby dans la cité, par exemple, ne saurait être réduite à une figuration référentielle et ne saurait que faire l'objet, le cas échéant, d'un questionnement qui rend l'œuvre à son contexte socioculturel, artistique et théorique...
Bertrand l'interrompt :
- Merci, Monsieur le Proviseur. Je crois que nos amis en savent assez.
Les journalistes, habitués à sujet-verbe-complément et aux métaphores ringardes et éculées des comptes rendus de matches, regardent le pédagogue, médusés. L'un deux glisse tout bas à l'autre :
- J'ai rien compris. On dirait une interview de Pierre Villepreux...
Bertrand reprend la main :
- Comme vous pouvez le constater, nous avons choisi, pour la formation académique, les meilleurs professeurs, suivant l'adage voltairien qui nous rappelle "qu'il faut bien citer ce qu'on ne comprend point du tout dans la langue qu'on entend le moins..."
L'un des journalistes :
- Au fait, combien d'heures de cours ont-ils par semaine ?
- Là n'est pas la question. De toute façon, pour ceux qui seraient éventuellement intéressés, pas besoin d'avoir lu la Princesse de Clèves pour être professionnel de rugby à Oyonnax...
Les journalistes hochent la tête, satisfaits.

La matinée se déroule sans incident. Nous quittons le centre vers midi. Des hommes en pardessus aux faciès peu engageants rôdent, épars, à la sortie. Ils nous regardent passer, méfiants. Certains consultent fiévreusement le site rugbymercato.com sur leurs tablettes numériques, d'autres ont grimpé sur des caisses en bois pour essayer de voir au-delà des opaques palissades du club. Ils jettent des feuilles de papier à l'intérieur de l'enceinte. Les journalistes s'enquièrent de ce curieux spectacle. Bertrand Rioux répond, fataliste :
- Oh !.. Ce sont des agents... Ils lancent des contrats aux jeunes dans l'espoir d'en ferrer un. Parfois, ils lancent aussi des rumeurs de transfert sur Dan Carter ou Aurélien Rougerie. Mais ce ne sont pas les plus dangereux...
Bertrand s'approche alors d'une Peugeot noire aux glaces teintées avec un autocollant "occitanie" sur le hayon. Il frappe à la vitre. Celle-ci descend et dévoile un homme, visiblement gêné, en pardessus au col relevé, équipé de lunettes de soleil, en train de lire un numéro du MIDOL de 1972 percé de deux trous au niveau des yeux. Sur le siège du passager, des photographies de minimes et de cadets en short, des calendriers des Dieux du Stade et des dépliants du Stade Toulousain. Je reconnais Jean-Michel Rancoule. Bertrand hausse la voix :
- Barre-toi, espèce de sale pervers ! Va plutôt faire tes cochonneries à Toulon ou à Montpellier !
La vitre remonte et la voiture démarre précipitamment. Et Bertrand d'ajouter, nous prenant à témoin :
- Quand on voit tous ces salauds qui rôdent autour de nos gamins...

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