vendredi 23 décembre 2011

Au bar des sports

J'aime bien me balader dans Clermont en prenant soin de n'être pas trop reconnaissable. Je mets mon bonnet, mes lunettes de soleil et je fréquente les bistrots, non pas pour entretenir ma dipsomanie, mais pour prendre le pouls de la ville. J'apprécie en particulier les bars de supporters. Cela me permet de n'être pas trop éloigné des préoccupations des tribunes. Après tout, c'est tout de même un peu pour vous qu'on fait tout cela...
J'entre donc dans le café. Un Pari Mutuel assez peu urbain, tout ce qu'il y a de plus classique. Il est trois heures de l'après midi. Le décor est infect : du vert fluorescent et du gris, un peu de bleu, le tout rehaussé par les nombreuses affiches pour les jeux de hasards et le turf. Dispersés dans l'établissement, des moniteurs diffusent une chaîne hippique qui fait croire que c'est l'amour du cheval qui motive ses téléspectateurs. Ceux qui ne connaissent pas la mixité sociale peuvent venir faire un tour ici. Une belle diversité ethnique peuple l'endroit. Ça me fait un peu penser au club, sauf que l'hygiène corporelle et dentaire rappelle plus les vestiaires de fins de matches que les publicités pour les sous-vêtements ou les cosmétiques avec lesquelles les joueurs arrondissent leurs fins de mois... Des piliers de bar déjà bien alcoolisés tiennent littéralement le comptoir. Le sol est jonché de tickets de paris. Ça discute assez ferme. Quelques chômeurs sirotent, pour le faire durer, un demi ou ce que vous appelez un "blanc-cass". Assis dans un coin, un prof alcoolique corrige ses copies avec un verre de blanc. Il semble regretter l'époque où l'on pouvait encore fumer car il porte fréquemment et nerveusement ses doigts à sa bouche. Un couple boit un café, chacun pianotant sur son téléphone sans vraiment faire attention à l'autre. Des lycéens boivent leurs premières bières en discutant bruyamment. Une bourgeoise égarée en manteau, attend un train, ou un homme, en rêvassant, le regard perdu à travers la vitrine. Ça entre et ça sort pour des cigarettes, un euro-millions ou des chewing-gum à la chlorophylle. La patronne tient la caisse et le patron essuie ses verres et son comptoir, impassible, en écoutant les délires éthyliques de ses meilleurs clients. Il doit avoir la tête farcie des lieux les plus communs de l'humanité et je frémis en imaginant son horizon intellectuel...
Je m'installe dans un coin et je commande un café.
J'attends le moment où, entre la quatrième et la cinquième, course ou tournée, on en vient à parler rugby. A Clermont, les sujets de conversation ne sont pas si variés. Une fois le tramway, le temps qu'il fait et qui passe, le parti socialiste, la crise et la politique épuisés, on finit toujours par le sport, d'abord le foot et ensuite le rugby. Quelques mots sur Antoine Koumbouaré qui vient de se faire virer, pour être remplacé par un entraîneur plus bankable. Tous les poncifs y passent : c'est injuste car il est premier à mi-saison, car c'est un historique du club, de toute façon, si le PSG est champion, il sera vite oublié, les supporters n'ont pas de mémoire, sauf quand on perd, le club est en train de perdre son âme, etc... Ce qui m'étonne le plus, finalement, c'est que pas un de ces mecs dont le salaire oscille entre le SMIC et le RSA n'a l'idée de s'indigner, non pas contre l'arbitraire de quelques rois du pétrole cyclothymiques, mais du fait que l'on s'émeuve de l'éviction en parachute doré d'un entraîneur, certes sympathique, d'un club qui rémunère exagérément des illettrés immatures et irresponsables. Ce doit être ça la France, ce pays où la liberté et la justice comptent plus que tout autre chose...
Finalement, on y arrive :
- Enfin bon, c'est pas ça qui arriverait à l'ASM... lance l'un deux après qu'un silence a signifié la nécessité d'orienter la logorrhée collective vers une nouveau caniveau.
- Ouais, c'est sûr, avec Vern qui reste, on tient le bon bout. Heureusement que les Kiwis nous l'ont laissé, embraye un autre, moins disert sur le foot et trop content de pouvoir donner un avis qualifié.
- Mais bon, j'y vois pas beau pour la Hache-Queupe, poursuit un troisième qui parle avec l'accent des paysans dans cette série appelée Kamelott qui passe sur une chaîne du câble.
- Faut dire, reprend le premier, qu'à 10 000 euros par mois, ils pourraient se donner un peu plus...
(...)
- Mais James, il a pas fait un mauvais match...
- Skrela par contre, on dirait qu'il a été livré par Ikéa ! J'ai jamais vu une armoire à glace aussi fragile !
- Tiens, d'ailleurs, ils parlent de faire un Ikéa à Aubière, quand y'z'y mettront le tramway...
Le moment est passé. Ils y reviendront peut être... Ou pas...
Je ne les écoute plus. Je regarde le mendiant qui fait la manche en tenant la porte à ceux qui entrent et sortent. Voila un homme qui est dans la merde, dont l'avenir est réduit à la portion congrue d'une espérance irrémédiablement déçue, et qui parcourt sans but et sans fin le cercle vicieux de sa vie. Je me demande s'il s'intéresse au rugby, s'il vibre lorsqu’il entend la rumeur du stade, s'il peut encore se réjouir à l'idée de ce spectacle innocent de trente gaziers qui luttent pendant quatre-vingts minutes pour un ballon devant vingt mille personnes hystériques, ignoblement hystériques, otages volontaires de l'oubli, temporairement inconscientes et diverties de leur sort inepte, de l'absurdité de leur existence et du fait de se passionner pour ce jeu inconséquent alors que leurs cellules sont en état de putréfaction suspendue et que la rumeur du monde continue à bruire de toute son horreur. Ils ont fait le pari, après tout pas si fou, de mettre une part de leur espérance entre les mains d'un club et ils objectivent leurs passions, leurs joies, leurs frustrations et leurs peines dans une équipe de types qu'ils ne connaissent même pas mais auxquels ils se sont ralliés à la faveur de la proximité géographique.
Pendant qu'ils supportent, ils doivent avoir l'impression de vivre plus intensément... De la même manière que je recherche une forme d'accomplissement en entraînant ces types, pour être le meilleur, pour jouir de la joie de la victoire, pour la gloire, pour la réussite. Sont-ils plus méprisables que moi, qui pense être maître de mon destin et de moi-même, en tentant d'infléchir le cours des choses, mais qui ne suis finalement que l'instrument anodin de leur obsession passagère, de leur plaisir remplaçable et dispensable ?
Je me lève. Je sors. Je remercie le mendiant de son obligeance. Il me regarde en souriant. Je crois qu'il m'a reconnu. Je lui donne mon bonnet, mes gants et mes lunettes de soleil. Il fait froid. J'ai froid. Je reste quelques instants face à lui. Il continue à me sourire en me tenant la porte. Un des poivrots hurle depuis le bar :
- La lourde !
Le mendiant ferme la porte en saluant rapidement l'ivrogne, pour s'excuser. Je me déplace. Je suis gêné. Il me dit, toujours souriant :
- Vous savez, quand l'ASM gagne le week end, je suis content. Ça me donne du courage pour la semaine...
C'est bientôt Noël. Je sens la frénésie de cette ville dont toute la volonté semble tournée vers la satisfaction d'un besoin consumériste. Je m'éloigne du mendiant en le remerciant d'un sourire. Je mets mes mains dans les poches de mon jean. Je lève les yeux vers le ciel. Je remercie je ne sais quel être suprême de m'avoir donné cette vie, ma vie, et je me dis, en serrant les poings :
- Bon maintenant, on va le gagner ce derby !

4 commentaires:

  1. Aussi bien que du "Georges Simenon".
    Et on peut facilement imaginer Maigret avec la tête de Vern.

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  2. Wow que d'émotions.. Bravo pour ces billets, toujours un plaisir à lire.

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  3. on passe du rire aux larmes. Bravo!

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  4. Ce billet est spéciallement géniallement écrit et émouvant

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