dimanche 21 octobre 2012

La tristitude du capitaine Roro

Après les matches, j'aime me promener le long de la mer avec Roro, mon capitaine. La Manche, à Exeter, l'Atlantique, à Biarritz, la Méditerranée à Toulon, la Seine, à Paris, la Garonne, à Toulouse, la Corrèze, à Brive, la mer de nuages, à Clermont, la mer de la Tranquillité, après un match accompli... Nous marchons lentement, silencieusement parfois. Nul besoin de parler lorsque l'on se connaît si bien. Nos regards tantôt portés vers l'horizon embruiné, tantôt baissés vers le sol, indéchiffrable écran de nos méditations personnelles et secrètes. Je le sens à mes côtés et c'est comme si je pouvais entendre le cœur battant de l'équipe. Roro, c'est notre âme, notre symbole, c'est lui qui justifie qu'une quarantaine de types venus de tous les coins de la Terre avec des motivations diverses et fluctuantes puissent être appelés Clermontois. Pour tout dire, Roro, c'est l'Auvergne, c'est Vercingétorix qui aurait eu le droit de recommencer onze fois la Guerre des Gaules.
Mais aujourd'hui, alors que nous avançons tranquillement dans la rumeur du flux et du reflux, je le sens pensif et préoccupé. Je romps, à regret, notre mutisme :
- Ca va, Roro ?
- Oui oui, coach, ça va... lâche-t-il avec une nuance de résignation dans la voix.
- Tu es sûr ?
Il s'arrête soudain. Je me retourne pour le voir me demander, les yeux dans les yeux :
- Coach, promets-moi une chose : promets-moi de me prévenir avant le match de trop.
Je soutiens son regard, surpris :
- Mais enfin, Aurélien, de quoi parles-tu ?
- Vern, tu le sais bien... Je vieillis... Je vais moins vite, je plaque moins bien... Mes blessures se rappellent plus souvent à moi... Chaque saison, la reprise est plus délicate... Je ne suis plus un pilier de la sélection nationale... Bientôt, je ne serai plus qu'un nom vaguement glorieux qu'on biffera d'une feuille de match au dernier moment... Je le sens bien, Vern, je me jauzionise à petits feux...
- Allons Roro ! me défendis-je aussitôt. Tu es encore jeune ! Tu es toujours redouté pour tes tampons, tu déchires encore les défenses ! Et tu es notre capitaine, indiscutable, indiscuté !
- Certes, Vern, certes : mais je sais bien que je suis plus proche de la fin que du début... Je n'aurai pas 76 sélections de plus, je ne marquerai pas encore 23 essais en bleu, et encore moins 117 en jaune... Je n'irai plus en finale de la coupe du Monde. Il ne me manque plus qu'une HCUP et mon palmarès sera complet avec l'ASM. Et puis, je pense à l'avenir : j'ai investi dans un complexe sportif. Et puis, ça pousse derrière...
C'est alors qu'un Hummer rutilant jaune et bleu s'est arrêté à notre hauteur. La carcasse vibrait au son des basses assourdissantes du hip-hop. La vitre teintée du passager descendit. C'était Wesley. Au volant, je reconnus Morgan. A l'arrière... A l'arrière, Noa et Jim buvaient du Red Bull avec des filles hystériques qui se trémoussaient sur un remix de Ronnie Jordan & The Street People. Wesley, Californaïa Style, nous demanda :
- Hey Coach ! Hey Cap'tain ! Fancy a ride ?
- Non merci, fis-je au nom du binôme. On marche...
- Okay ! Fair enough, ol'men ! See Ya !
Au moment où il remonta la vitre, j'entendis Morgan lancer :
- De toute façon, y'avait pas la place...
Et le Hummer clinquant démarra en trombe sur les vibes du Westcoast Poplock...
Roro me jeta un regard complice, accompagné de sa plus belle moue "Eh ouais ! J'te l'avais dit".
- Tu vois, Vern, tout ça, c'est derrière moi. J'ai franchi le col, j'ai atteint le sommet, et maintenant, je redescends en pente douce, en évitant de dévaler la montagne. Je veux prendre le meilleur de ce qui me reste, et il m'en reste, c'est sûr... Mais je veux aussi une certitude : le jour où ma place de titulaire ne vaudra plus que par mes galons de capitaine, il faudra que tu viennes me le dire. Car ce jour-là, il sera temps pour moi de penser à partir, au Japon pourquoi pas, passer une pré-retraite paisible et confortable...
Je restais interdit, reprenant mes réflexions péripatétiques. J'avais refoulé au fond de moi cette question, mais je savais pertinemment qu'il faudrait que je me la pose un jour prochain, le plus tard possible, mais inéluctablement... Cette question-là, et toutes celles qui en découleraient...
C'est alors qu'un roadster noir métal Bugatti Type 57 C Voll & Ruhrbeck de 1939 s'est arrêté à notre hauteur. Pas de musique, sinon le vrombissement sourd de la mécanique parfaite de cette lame d'acier et de lumière. Au volant, Julien Bonnaire, ayant substitué les lunettes et le serre-tête du pilote au casque du rugbyman.
- Bonjour, Coach ! Salut Roro ! nous fit-il, amène. Il n'y a pas la place pour trois gaillards comme nous là-dedans, mais on se serrera. Je vous dépose quelque part ?
- Vas-y Aurélien, répondis-je. J'ai envie de marcher un peu tout seul.
Et je vis le chef d’œuvre de métal sombre issu du fond des âges automobiles emporter les deux joueurs exceptionnels en qui j'avais placé toute ma confiance.

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