dimanche 29 avril 2012

L'expiation

Ô Bordeaux ! Ô Bordeaux ! Ô Bordeaux ! morne stade !
Comme une onde qui bout dans une urne jaunarde,
Dans ton cirque de fer, de gradins, de béton,
Le beau rugby mêlait les joueurs dans les tampons.
D'un côté c'est l'Irlande et de l'autre l'Auvergne.
Choc sanglant ! des Jaunards Dieu trompait l'espérance ;
Tu désertais, victoire, et le sort était las.
Chaban-Delmas ! je pleure et je m'arrête, hélas !
Car ces derniers joueurs de la demi-finale
Furent grands ; ils avaient fait chuter l'Angleterre,
Chassé Leicester, passé les Alpes et la Manche,
Et leur âme chantait dans les cornes de brume !

Le soir tombait ; la lutte était ardente et noire.
Ils avaient l'offensive et presque la victoire ;
Ils tenaient le Leinster acculé sur sa ligne.
De la touche, debout, Vern observait, perplexe,
Le centre du combat, point obscur où tressaille
La mêlée, effroyable et vivante broussaille,
Et parfois le chrono, décompte inexorable.
Soudain, joyeux, il dit : Essai ! - Ce fut mêlée.
L'espoir changea de camp, le combat changea d'âme,
La mêlée s'écroulant devint pénalité.
La poussée jaune et bleue s'élança sur le pré.
La tribune, où flottaient les emblèmes dorés,
Ne fut plus qu'un seul cri de rage et de fureur,
Qu'une clameur immense emmenant les joueurs
Qui se jetaient, furieux, pour ébranler ce mur,
Couraient et se couchaient comme des épis mûrs,
Ces avants valeureux, si courageux, énormes !
Sur qui l'on pouvait voir des blessures difformes !
Carnage affreux! moment fatal ! Vern inquiet
Sentit que la bataille entre ses mains pliait.
A un pas de l'en-but le pack était massé.
Le pack, espoir suprême et suprême pensée !
« Allons ! faites donner tout le pack ! » cria-t-il.
Et, piliers, flankers, sans peur pour le péril,
Joueurs que Toulon n'eût pris que pour des mercenaires,
Attelage brillant, qui traînait des tonnerres,
Portant le maillot blanc dans un commun accord,
Tous, ceux du vingt-neuf mai et tous ceux de Watford,
Comprenant qu'ils allaient échouer dans cette fête,
Saluèrent leurs fans, debouts dans la tempête.
Leur bouche, d'un seul cri, dit : vive l'Auvergne !
Puis, à pas courts, à coups de casque, pour la gagne,
Incisif, souriant à la hargne irlandaise,
Le pack des Jaunards retourna dans la fournaise.
Hélas ! Vernon Cotter, sur ses avants penché,
Regardait, et, sitôt qu'ils avaient débouché
Au plus près de l'en-but, protégé comme un coffre,
Voyait, l'un après l'autre, en cet horrible gouffre,
Fondre ces combattants de basalte et d'acier
Comme fond une cire au souffle d'un brasier.
Ils allaient, balle au bras, front haut, graves, stoïques.
Pas un ne recula. Dormez, joueurs héroïques !
Le reste de l'armée hésitait sur leurs corps
Et regardait mourir son beau pack. - C'est alors
Qu'élevant tout à coup son bras vers l'autre camp,
L'arbitre, impitoyable au visage inquiétant
Qui, pâle, épouvantant les plus fiers supporters,
Changeant subitement les espoirs en chimères,
Sans égard pour nos gens, délivra le Leinster.
Se levant grandissante au milieu des tribunes,
La Déroute apparut au Jaunard qui s'effondre,
Et, se tordant les bras, cria : A l'injustice !
A l'injustice ! - affront ! horreur ! - toutes les bouches
Criaient ; à travers champs, fous, éperdus, farouches,
Comme si quelque souffle avait passé sur eux.
Parmi les autobus et les voitures bleues,
Roulant vers les volcans, se cachant en Auvergne,
Jetant drapeaux, maillots, bérets, jetant les signes,
Qu'ils arboraient si fiers, ces vétérans, ô deuil !
Tremblaient, hurlaient, pleuraient, couraient ! - En un clin d'œil,
Comme s'envole au vent une paille enflammée,
S'évanouit ce bruit qui fut la jaune armée,
Et ce terrain, hélas, où l'on rêve aujourd'hui,
Vit fuir ceux devant qui l'Europe avait fui !
Des heures sont passés, et ce coin de la terre,
Ô Bordeaux, ce terrain funèbre et solitaire,
Ce champ triste où Rugby nous refusa la gloire,
Tremble encor d'avoir vu l'affliction de l'Auvergne !

Vernon Cotter les vit sangloter comme un fleuve ;
Hommes, femmes, jeunes et vieux ; - et dans l'épreuve
Oyant confusément des airs déjà connus,
Levant les mains au ciel, il dit: « Mes joueurs battus,
Moi vaincu ! ma saison est brisée comme verre.
C'est la malédiction cette fois, Dieu sévère ? »
Alors parmi les cris, les rumeurs, la passion,
Il entendit la voix qui lui répondait : Non !

Bien sûr, d'après Hugo, le Grand, Les Châtiments, L'Expiation, II, 1853.

4 commentaires:

  1. C'est fou, ce même poème m'avait inspiré l'an dernier quand le Stade (il n'y a qu'un seul Stade) de Maître Guy avait perdu en demi-finale de HCup contre... le Leinster ! Mais j'avais fait plus court et moins brillant que "Le blog de Vern" qui est toujours excellemment écrit. Félicitations !
    C'est ici : http://fredmorancho.blogspot.fr/2011/04/aviva-morne-plaine.html

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    1. Ah ! Désolé... Mais juré, je ne le savais pas ! Comme quoi, les grandes déceptions provoquent les mêmes peines, quelle que soit la couleur du maillot...

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  2. L' "audimat" de mon blog n'étant pas très élevé, je te crois sans problème ! Bon, on se retrouve en finale pour le Brennus ? ;-)

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    1. J'avais tout de même beaucoup apprécié la chronique sur J Cazalbou... Oui, j'espère que la finale du top 14 opposera les deux meilleures équipes de la saison...

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