dimanche 19 mai 2013

Le fantôme de Marcel

"L'échec est l'état normal de l'humanité. Il faut s'y habituer..."
Frank Zappa

Je suis assis dans la pièce obscure. Le stade est déserté. Tout est silencieux. La ville souffre en silence.
Je suis seul. Je n'ai pas envie de rentrer ce soir. Je n'ai plus jamais envie de rentrer, nulle part... Je prends ma tête entre mes mains. Jusqu’à présent, j'ai donné le change. Je n'ai pas cillé, pas souri, pas grimacé. J'ai pris la médaille qu'on m'a tendue, j'ai félicité Bernard, j'ai eu un mot pour les joueurs. Je suis allé à leur putain de conférence de presse. Nous sommes rentrés. L'avion... Un silence de mort... Tous hébétés. Tous incrédules. Même Morgan a fermé sa gueule... Le décrassage ce matin.
Entre temps, je reçois des SMS de Graham Henry : « Now you know ! » et de Maître Guy : « Le doublé était possible...Bien à toi... ».
Et puis je suis venu dans ce bureau qui abrite mes veilles, mes réflexions, mes doutes, mes conversations, mes rêves... J'y suis depuis des heures. Je n'en ai pas bougé. Je ne veux pas rentrer ce soir. J'ai envie de pleurer. Je serre ma tête entre mes poings. Putain, pas maintenant ! Ne craque pas ! Pas maintenant ! J'ai envie de tout casser, de tout envoyer balader. Je voudrais seulement m'allonger, la tête sur les genoux de ma femme, fermer les yeux et ne plus penser à rien. A rien... A rien...
Je soliloque, pathétique :
- Pourquoi ? Pourquoi est-ce que c'est si dur ?
- Je dirais que c'est encore plus dur à chaque fois...
Je sursaute. Qui a parlé ? Une voix étrange. Une voix d'outre tombe. Grave, solitaire, pesante... Dans un coin du bureau, je devine une silhouette diaphane. Un spectre... Un homme qui n'est pas un homme... Un fluide translucide aux contours incertains. Ses yeux brillent d'un éclat céruléen.
- Bonjour Vern. Tu ne me reconnais pas ?
Je frissonne. Il fait froid soudain. Rien ne bouge mais c'est comme si un vent glacial traversait la pièce. Je contemple la statue du Commandeur et me demande s'il ne va pas m'emporter avec lui aux Enfers.
- N'aie pas peur, Vern. Je ne te veux pas de mal et tu me connais bien. Je suis la cause de toutes tes déceptions. Je suis la raison de ton désarroi. Je suis celui qui t'a amené ici, dans cette pièce obscure et froide, au bord du désespoir. Je suis le fantôme de Marcel Michelin.
Je demeure interdit. Je ne crois pas aux fantômes. Mais, après tout, si on a réussi à perdre cette finale, les fantômes peuvent bien exister... Il reprend :
- Et pourtant, le désespoir, je le connais bien... Je l'ai fréquenté pendant de longs mois, à Buchenwald... Auparavant, j'avais appris la mort de mon fils...
J'ai l'impression qu'il sourit :
- Moi aussi, j'ai raté des finales... Ils s'y sont même repris à trois fois avant d'avoir ma peau ! Alors crois-moi, Vern, ce que tu vis ce soir, n'est qu'une péripétie...
Je sais tout cela. Mais la blessure est à vif et l'amertume ne fait que la réveiller...
Le fantôme se déplace à travers le bureau et se plante devant la fenêtre. Je crois qu'il regarde le puy de Dome.
- Tu sais, Vern, si ce volcan venait à se réveiller un jour, à n'en pas douter, cette ville serait rasée... J'ai toujours pensé que le puy de Dome donnait sa personnalité aux Clermontois : se lever, chaque jour, dominé par cette masse tutélaire et menaçante, voilà de quoi rendre philosophe et rappeler incessamment l'inanité de nos destins et la vanité de nos entreprises... Ce n'est pas un hasard si Pascal est Auvergnat... D'ailleurs, nous en parlons souvent, là-bas...
Pour la première fois de ma vie, et la dernière j'espère, je vois un fantôme soupirer. Il fait de plus en plus froid...
- Je sais, Vern, où tu te trouves. Moi aussi, j'ai perdu, et plus qu'à mon tour... Mais que veux-tu, dans le sport, comme dans la vie, il n'existe pas de justice, et de morale, encore moins. Les meilleurs, les plus entreprenants, ne sont pas toujours récompensés... C'est ainsi...
Il se retourne et me transperce de son regard enflammé de jaune et de bleu :
- Et maintenant, que vas-tu faire ?
J'hésite. A mon tour, je soupire :
- Je ne sais pas... Je suppose que la routine, l'entourage, les échéances, tout cela me ramènera au travail, et très vite... Mais je ne sais pas. Je ne sais pas si j'aurais la force d'analyser sereinement une nouvelle débâcle... Je ne sais pas si j'aurais encore la force de soulever cette carcasse appesantie, si j'aurais encore le courage d'empoigner mes outils et, dans la brume de l'incertitude, repartir au labeur... Je ne sais pas si j'aurais envie de me tromper une nouvelle fois...
- Tu ne t'es pas trompé, Vern. On ne se trompe pas, lorsqu'on échoue à cause de ses convictions.
Il y eut un nouveau silence. Puis un tourbillon violent fit s'envoler tous les papiers de mon bureau. Les feuilles claquèrent dans le tumultueux zéphyr et le fantôme disparut, comme il était venu. L'atmosphère se réchauffa d'un coup et je demeurai seul au milieu des documents répandus dans la pièce.
Après un temps qui put durer une seconde comme une heure, je décidai de rentrer chez moi.

7 commentaires:

  1. "je suis le fantome de Francois (Marcel ?) Michelin"

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  2. "Les doutes, c’est ce que nous avons de plus intime", disait Camus. Il ajoutait "Tout le malheur des hommes vient de l'espérance. Mais ce n'est pas la révolte en elle-même qui est noble, mais ce qu'elle exige."

    Vous savez ce qu'est l’espérance. Vous savez ce qu'est l'exigence. Vous en faites étale.

    Mais pourquoi douter de ce que vous avez réussi à bâtir ? La perfection d'un groupe, d'un style, d'un objectif. Vous l'avez touché pendant 63 minutes... coïncidence. Mais vous allez repartir, mettre au service de votre réussite la rage cumulée par des gars qui sont extra. Vous méritez tous d'être salués le 2 juin place de Jaude, parce que coïncidence le premier, vous serez les premiers.

    Nous sommes derrière vous, les fantômes comme les inconnus.

    Vous êtes un type géant !
    Gérard

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    1. "L'une des seules positions philosophiques cohérentes, c'est ainsi la révolte." disait le même dans un autre ouvrage... Nous sommes tous des Sisyphe...

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  3. Je me souviens d'un dimanche de printemps, au stade vélodrome de Marseille ou nos joueurs rouge et noir guerroyaient ardemment contre Cardiff pour le challenge européen.
    Cette finale avait tout de parfaite, le RCT dominait dans tous les secteurs de jeux, en tête au score, il ne pouvait rien nous arriver jusqu'à ...
    Jusqu'à cette pénalité de Jonny ...
    Sir Wilkinson s'effondre au moment de frapper, tiraillé par une douleur au dos qui l'empêchera de finir le match.
    Dès lors tout bascule et au coup de sifflet final ce sont les gallois qui s'en vont soulever cette coupe qui nous tendais les bras.
    Comment ce match à pu nous échapper je ne le sais pas tout comme je ne sais pas comment Biarritz nous a battu en finale de ce même challenge l'année dernière.

    Le sport est fait ainsi de contradictions, d'incohérences, ...
    Il n'y a rien de plus terrible qu'une défaite en finale. Cela laisse un arrière goût étrange, un effet "gueule de bois" que rien ne saurait atténuer.

    Je ne vais pas faire de faux semblant. En tant que Toulonnais, je suis fière, très fière de nos joueurs. Je suis heureux de sortir de cette finale avec le sourire après trois défaites difficiles et amères.

    Cependant une chose est sûre. Le peuple Clermontois peut être tout aussi fière de ses joueurs, de cette équipe qui est sans doute la plus impressionnante et complète à ce jour en Europe. Les jaunards ont été énormes tout au long de cette saison qui, soit dit en passant n'est pas terminée.

    Il y a de cela trois ans, les toulonnais ont également été fier de leurs joueurs pourtant sortis perdant d'une demi-finale épique dans un Geoffroy-Guichard plein comme un œuf.
    Cette année là, l'ASM à remporté son premier bouclier après cette demi-finale qui, pourtant, ne s'est pas joué à grand chose.

    Alors, que pour de longues années, nous puissions voir les clermontois et les toulonnais se disputer des titres et qu'à chaque affrontements, le perdant puisse sortir la tête haute.

    Un toulonnais fier de ses couleurs et admiratif du jeux clermontois.

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    1. Merci pour votre commentaire, très touchant, comme l'article.
      Marc

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  4. Non,non vous ne vous êtes pas trompé!Au contraire.
    Un jour en regardant un match un fantôme me demanda "cette équipe a un coach Néoz ou quoi?"?Oui ai je répondu , regarde comme ça joue avec le soutien permanent;on se trouve presqu'à l'aveugle,on garde le ballon,c'est beau.Dimanche j'ai aussi dit"Ouais c'est beau ça ils jouent bien...!Alors la victoire devait suivre,méritée.La fin est injuste.Que veut dire être champion quand cette équipe a été 10 secondes dans les 22 de l'asm?cruel!Les joueurs ne pouvaient pas avoir le moindre relâchement car l'écart n'était pas assez large.Tout va très vite.Ils doivent le retenir même si c'est rageant car l'Asm n'a pas eu cette saison ce défaut(pas comme la défaite de Toulon à Bordeaux).Clermont avait dimanche moins peur que Toulon et la malchance.Mais vous avez réussi car le rugby pratiqué à Clermont est du beau rugby et aura sa récompense.Ce rugby est reconnu par tous les amateurs de ce sport et c'est votre belle victoire!Dans le super 15 il y a actuellement une équipe qui surprend par son jeu c'est les Cheetahs.Ils ne gagneront pas mais ont sans doute un bel avenir et gagnent des gens des jeunes pour le rugby.(Allez les Crusaders).Vous aussi vous attirez des jeunes au rugby par ce jeu de balle;c'est une autre victoire!Le beau jeu ne perd pas deux fois de suite!Courage et bravo!Merci!
    Gérald Berton

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