jeudi 25 avril 2013

Complaisance

Le petit matin blême. Je regagne ma garçonnière, seul et titubant, triturant la clé à la recherche d'une serrure revêche. La porte est ouverte. Bof... J'ai du oublier de la fermer en partant... J'entre. Je n'ai qu'une envie, m'allonger dans mon lit king size à baldaquin, tirer la moustiquaire et dormir du sommeil de l'ivrogne.
Je vois une ombre assise dans le canapé.
- C'est toi, Brock ?
Pas de réponse. J'avance d'un pas chaloupé, échappant, tel Wesley Fofana dans la défense anglaise, aux plaquages de la table basse et du fauteuil club.
Ce n'est pas Brock. Brock avait encore des cheveux la dernière fois qu'il est venu ici. Je suis ivre, mais pas encore assez...
Je m'approche : P... Vern ! Il est vrai que je lui ai donné les clés.
- C'est à cette heure-ci que tu rentres ?
Je respire péniblement, réprimant une nausée, et prends appui sur l'accoudoir du canapé.
- Vern, qu'est-ce que tu fais ici ?
Je m'affale dans le fauteuil qui lui fait face. Dans la pénombre, sur la table basse, je devine le cimetière de pizzas, de bouteilles de bières et de paquets de chips éventrés que j'ai consciencieusement alimenté depuis plusieurs jours. Ce spectacle peu ragoutant me fait penser à la défense du Stade Français et la nausée me reprend : j'ai le vertige.
- Regarde moi dans quel état tu t'es mis... Et regarde moi le bordel dans cet appartement... Tu espères ramener quelqu'un comme ça ?
- Justement, répliqué-je dans un accès d'humeur : c'est ma meilleure défense. Jamais je n'oserai inviter une personne convenable dans ce capharnaüm digne du projet de vie collective du Racing. Ainsi, je suis sûr de ne pas fauter.
Satisfait de ma réponse, je cherche ses yeux perçants dans le noir. Il ne bronche pas, immobile. Je déteste lorsqu'il est comme ça. Je sens sa colère froide comme la soupe chinoise qui trempe dans le bol qui repose sur la table entre nous deux. Enfin, il se décide à attaquer :
- A quoi tu joues ? Cela fait plus d'un mois que tu n'as rien sorti. Je viens pour prendre de tes nouvelles, et je vois que tu te laisses aller... Complètement...
Je m'empare de la télécommande qui était cachée sous une feuille de papier vierge : le "Plan stratégique 2015" du XV de France, que je m'étais procuré à grand frais grâce à Richard Escot. J'allume la télé : j'étais resté sur une chaîne bolliwoodienne. J'aime le cinéma indien, c'est reposant : il y a des méchants tricheurs, des gentils méritants, et, à la fin, après bien des péripéties, les gentils gagnent, les méchants se repentent et la morale est sauve. La plupart du temps, on pleure de joie. Tout le contraire du sport professionnel...
- Avec tout le respect que je te dois, Vern, tu m'emmerdes. Je suis comme Sella à Agen : je ne sais pas quoi faire, je suis bloqué. Il n'y a plus rien qui sort...
Je contemple la belle héroïne à la peau mate et au nez légèrement aquilin. Le visage de Vern est éclairé à moitié par la lumière diffuse provenant de l'écran. Il n'a toujours pas sourcillé. Je poursuis :
- J'ai beau y penser tous les jours, rien... Même le MIDOL ne me fait plus réagir... Mourad et Bernard m'indiffèrent... Paul O'Connel me fait l'effet d'un joyeux drille... Salviac me manque... J'ai perdu toute velléité sarcastique. Je n'ai plus de fiel... J'ai le sens de l'humour d'un Mormon neurasthénique... Et tout cela, c'est ta faute !
J'observe Vern du coin de l’œil, tout en essayant de comprendre pourquoi la Belle a poussé du balcon le Gentil et non pas le Méchant. L'argent, certainement... Mon Divin Chauve paraît surpris, lui aussi. J'embraye :
- Et oui ! Figure-toi que j'ai été élevé dans les travées d'un Stade Marcel Michelin que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître... On y voyait des équipes comme Aire-sur-Adour ou Mazamet ! Alors contempler Sivivatu faire une passe après contact dans l'intervalle à Regan King, ben moi, ça me fait chialer de bonheur... Et surtout, ça me laisse coi. Tous les week ends, je pleure ! Et le lundi, quand je me demande ce que je vais bien pouvoir raconter pour faire ricaner trois pékins qui s'ennuient au bureau, eh bien, je flanche : je vois Mike Delany et je souris comme un adolescent en chaleur... Tout le monde nous encense. On pratique l'un des plus beaux rugby jamais joué en France et en plus, on gagne... Que veux-tu que je rajoute à cela ? Donc, pour compenser cet excès de plénitude, je glande devant la télé, je bouffe des plats à emporter, je sors et je picole... Avant, je pouvais compter sur l'ASM pour instiller une nuance d'inachevé et de déception dans ma vie... Aujourd'hui, je dois trouver un nouvel exutoire à ma déprime et mon insatisfaction...
Vern soupire. Il se lève, s'empare de la télécommande, éteint le téléviseur, au moment même où le bon flic original et sa plantureuse assistante ingénue commençaient à cuisiner le couple diabolique.
- J'aurais préféré une séance vidéo de meilleure facture, lance-t-il.
De nouveau le silence. Je cherche sur la table une canette de bière encore consommable. J'en trouve une que je porte à ma bouche. Je grimace et je recrache aussitôt le liquide tiède souillé par la cendre d'un mégot... Vern m'observe avec commisération. Indigné, je reprends :
- Et puis, je suis comme l'équipe : moi aussi, contrairement aux apparences, je grandis ! Et je ne veux  plus de billets faciles qui vont flatter mon lectorat.
Vern soupire à nouveau.
- Et ton livre, ça en est où ?
Les coups bas, maintenant...
- Il est prêt, enfin presque... J'attends que tu aies réalisé le doublé : la période sera plus propice à la vente...
Je soutiens son regard, avec une moue avinée que j'espère provocatrice, mais qui ne doit être que pathétique. Vern se lève, se dirige vers la porte, se retourne vers moi avant de l'ouvrir :
- Pour ta gouverne, réaliser le doublé, cela demande de l'opiniâtreté, de la précision, de la chance, du talent, et surtout, beaucoup de travail. Lorsque tu auras fini de procrastiner, on pourra en reparler...
Là-dessus, il sort et ferme la porte sans bruit.
Je me retrouve seul avec mes cadavres peu exquis. J'ai dessaoulé plus rapidement que prévu, je n'ai plus sommeil.
J'allume mon ordinateur, et, dans le petit jour, je tente une relance de l'en-but.

6 commentaires:

  1. :) :) :) un come back savoureux .

    simplement merci !!!

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  2. Tu nous as manqué "Vern" !

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  3. a la relance vern! belle!

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  4. Marc Micro Cillon26 avril 2013 à 00:18

    Fernando Pessoa n'est pas mort, on dirait...

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  5. Jolie Relance...
    En espérant un double feu d'artifice en Mai!

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  6. Heureuse de vous relire M. Vern !

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