dimanche 25 mars 2012

Nocturne Ovale

J'arrivais en Ovalie un jour de phase finale. A ma descente d'avion, je pris un taxi pour m'emmener au stade. Le chauffeur était excité. Il portait une veste noire avec des pièces de velours rouge aux coudes, un T-Shirt noir sur lequel était imprimée une étoile rouge au niveau du torse. Il avait le crâne tondu et gesticulait dans tous les sens en écoutant les commentaires d'avant match à la radio. Il invectivait la fédération, la ligue, les arbitres, les clubs et tout ce que le rugby comptait de magouilleurs, de profiteurs et de réactionnaires. Il me dit qu'il s'appelait Mourad et que c'était la raison pour laquelle il était chauffeur de taxi. Mais un jour... Un jour...
Je suivais le chemin sur mon guide : The butcher's survival guide in Ovalia, guide que j'avais plus acquis pour la blague que pour les informations que je pensais y trouver, et pourtant, à de nombreuses reprises, cet ouvrage allait m'être très utile. Au lieu de faire route en direction du Stade, Mourad avait choisi une direction opposée.
- Nous n'allons pas vers le Stade ? me risquais-je dans un français approximatif.
- Pourquoi aller au Stade y voir un mauvais rugby "gigot-haricots" à moitié bidonné où ce sont toujours les mêmes qui gagnent ? Je connais un endroit beaucoup plus intéressant, avec beaucoup d'argent, de spectacle et de stars...
- Emmenez-moi au Stade !
- Mais Monsieur, je vous assure que ce que j'ai à vous proposer est d'une bien meilleure qualité, puisque c'est plus cher ! N'allez plus voir les amateurs, vous y perdriez votre temps... et votre argent...
Je n'avais d'autre solution que d'ouvrir la porte de l'auto pour qu'il s'arrête enfin. Il me maudit dans un dialecte incompréhensible que je devinais être celui des Mokos de la Rade mais finit par stationner sur le bas côté, me laissant avec mon sac de sport au bord du périphérique.

* * *

Le Stade était en banlieue, une banlieue triste et anonyme, sans charme et un peu inquiétante. La nuit tombait. J'eus un peu de mal à trouver. Il faut dire qu'il n'était pas bien grand. Les gradins étaient vides. Un match de fédérale 3, médiocre mais finalement pas plus qu'un derby de divisions dites supérieures... Au coup de sifflet final, je frappais à la porte des vestiaires. L'entraîneur ouvrit et me reconnut. Je demandais à parler à Jean Durand. L'entraîneur parut surpris :
- Mais Jean Durand a 38 ans. J'aurais bien d'autres joueurs que vous pourriez superviser...
Je le coupais :
- Je vous dis que je veux voir Jean Durand.

Jean Durand était le plus vieux joueur du club. Il avait eu son heure de gloire en première division. Quelques heures, à vrai dire. Une dizaine de titularisations, et puis plus rien... Une blessure, un niveau de jeu en baisse, la motivation qui s'enfuit, l'argent facile, les filles, la fête, l'alcool... Sûr que ça lui avait gâté le talent. S'il regrettait ? Peut être... Peut être pas... Il avait une petite entreprise de propreté qu'il avait fondée avec des potes. Il gagnait bien sa vie et donnait un coup de main au club en jouant les utility backs...
- Mais qu'est-ce qui vous amène dans ce trou ? finit-il par me demander.
- William Webb.
Un nuage passa dans son regard. Un nuage lourd d'humidité.
- Ah !?
Silence.
- William Webb... Ça fait un bail... Non, il n'est plus dans les parages. On s'entendait bien... Mais c'est la vie. Je ne me souviens plus très bien pourquoi on s'est fâché... Une fille peut être... Ou un game plan...
- J'espère que c'est pour un game plan, sinon ça n'en valait pas la peine, dis-je avec un brin de méchanceté.
Il ne releva pas. Je repris :
- Savez-vous où je peux le trouver ?
- Je sais qu'il a travaillé avec eux.
- Eux ?
- Oui. Les Toulousains. Il était en relation avec la Société d'Intelligence Situationnelle. Des Rugnostiques. De vrais mystiques...

* * *

Avoir un rendez-vous avec Pierre Villepreux ne fut pas simple.
- Je recherche William Webb Ellis, commençais-je de but en blanc. On m'a dit qu'il avait eu des contacts avec vous...
- D'habitude, je ne délivre ce genre d'informations qu'aux membres de la Société, répondit Pierre Villepreux.
- Mais lui-même, poursuivais-je sans me laisser impressionner, était-il membre ?
- Non.
Il marqua une pause, pensif.
- Il aurait pu... Mais il était trop occupé. D'ailleurs, il n'est pas dit qu'il souscrivait à toutes nos convictions. Vous êtes rugnostique, M. Cotter ?
- Je ne crois pas... Je suis partisan de la conquête, de la défense et des lancements de jeu répétés à l'entraînement... Je pense que le rugby total relève de l'utopie mais qu'on peut s'en approcher...
- C'est un point de vue. Je vous prie de m'excuser un instant.
Il se leva, s'en alla dans une autre pièce et s'en revint avec un ordinateur portable.
- Il y a là-dedans quelques matches références, sur lesquels William Webb et moi-même avions l'habitude de débattre. L'ordinateur appartient à l'ASM Clermont-Auvergne. Il est possible qu'il soit là-bas pour le jeu...
Je me suis retiré dans la bibliothèque de la Société d'Intelligence Situationnelle. Sur l'ordinateur de William Webb, j'ai visionné des heures et des heures de matches. De beaux matches. Des matches tactiques. Des matches d'un haut niveau technique. Des matches spectaculaires. Des matches sans essais mais remarquablement construits. Des finales comme des matches de poules. Des purges également. En majorité. Comment retrouver un semblant d'unité et d'harmonie là-dedans ? Je finis pas m'endormir profondément, ma tête dans mes bras croisés sur l'ordinateur qui continuait à diffuser des images de matches. Mes rêves furent peuplés de rugby, de jeu, de combinaisons, de groupés pénétrants, de chisteras, de plaquages désintégrants, de relances depuis l'en-but, d'essais de quatre-vingts mètres, de passes après contacts et de cadrages débordements...

* * *

- Excusez la banalité de ce que je vais vous dire, mais j'ai l'impression que nous nous connaissons.
Je fis tinter ma coupe de champagne contre la sienne. Nous étions dans le restaurant du Stade Marcel Michelin.
- J'ai cette impression moi aussi, fit-elle en souriant après avoir bu une gorgée. Il me semble que nous avons voyagé dans le même train de supporters.
- A vrai dire, je me suis retrouvé dans ce train par hasard. Je suis ici pour des raisons, disons, extra sportives...
- Le match ne vous intéresse pas ?
- Si, naturellement. Mais l'objet de ma visite est personnel.
- Dans le train, je vous ai déjà dit beaucoup de moi. A votre tour maintenant...
- Et bien disons que j'écris un blog...
- Un blog, quel genre de blog ?
- Un blog qui parle de rugby, bien entendu. Mais pas seulement... Disons que le rugby est un prétexte, un truchement, en quelque sorte...
- Alors vous êtes blogueur...
- A mes heures perdues.
- Et de quoi parle votre dernier article ?
- Et bien... Imaginons que je sois l'inventeur du rugby.
- William Webb Ellis ?
- Oui. Imaginons que je me sois perdu en Ovalie. Quelqu'un est en train de me chercher. Il est allé un peu partout pour me retrouver. Mais j'ai tout fait pour brouiller les pistes. A vrai dire, je n'ai pas envie de me laisser trouver. L'autre, je connais ses goûts, ses préférences, ses complexes, ses ambitions... Ses peurs aussi... Lui ne me connaît pas, ou si peu...
- Mais vous, qui êtes-vous vraiment ?
- Ce n'est pas dit. Mon nom suffit après tout. Je suis une sorte de mythe. Un homme que tous les rugbymen prétendent connaître mais dont on ne parvient jamais à percer le secret. C'est ce qui fait la beauté du jeu et l'intérêt de l'histoire.
- Et l'autre, celui qui vous cherche, qui est-il pour vous ?
- Ce n'est pas dit non plus. Un vieil ami, peut être...
- Et pourquoi vous recherche-t-il ? Pourquoi est-il parti aussi loin de chez lui ?
- C'est toute la question. Moi-même qui écris ne le sais pas. Pour le mystère... Pour la quête... Pour le jeu... Pour une réponse... Pour se trouver lui-même, qui sait ?
- Et comment se déroulent ses recherches ?
- Comme je vous l'ai dit, son voyage fut tortueux et indécis comme le rebond du ballon ovale. Il a fait quelques rencontres. Le rugby est fait de rencontres. Et de rencontres en rencontres, il en est arrivé à la conclusion que je me trouvais à Clermont-Ferrand.
- Tiens donc !
- Oui. Ce ne fut pas simple, car je me cache sous un faux nom.
- Et quel est ce nom ?
- French Flair...
- C'est un joli nom.
- Oui. Il l'a découvert un peu par hasard, un peu par déduction. C'est un nom qui est en rapport avec ce que j'ai été un jour... Et, de fil en aiguille, il est parvenu à se rapprocher de moi en prétextant sa volonté de traiter une affaire de transfert de joueur... Alors, un agent lui dit que je suis précisément, à cet instant, dans le restaurant du Stade Marcel Michelin.
- Oh là là ! Nous y sommes ! Et que se passe-t-il ?
- Et bien, je suis effectivement en train de dîner, parmi d'autres convives. Avec une jolie femme, comme vous. Je suis à une table qui se trouve exactement à l'opposé de la notre. J'observe l'assistance. Et puis... Et puis...
- Et puis quoi ?
- Et puis je le vois. Lui aussi est en train de dîner avec une femme. Elle semble passionnée par ce qu'il lui raconte. Peut être lui parle-t-il de ses recherches... Ou du match... Ou de toute autre chose... Lui aussi m'a vu. Nous nous regardons longuement. Je le vois sourire et je souris aussi.
- Ça y est ! Il vous a trouvé !
- Pas exactement... A vrai dire, à cet instant, il n'a plus tellement envie de me trouver, de la même manière que je voulais bien qu'on me cherche, mais pas qu'on me trouve.
- Et comment cela finit-il ?
- L'un de nous-deux termine son verre, plie sa serviette, se lève avec sa compagne, règle l'addition et s'en va voir le match.
- Et ?
- Et c'est tout.
- C'est tout ?
- Oui. Aussi abrupt que le coup de sifflet final.
- Je reste sur ma faim...
- Permettez donc que je vous invite pour me faire pardonner !
- Ah non ! Je souhaite que nous partagions les frais. En bons supporters.
Je hèle le serveur.
- Monsieur, votre addition a été payée par un client qui souhaite conserver l'anonymat.
- Ce doit être un admirateur, dis-je.
La femme me toise, vexée :
- Jeu déloyal ! Vous vous êtes entendu à l'avance avec le serveur !
Nous quittons le restaurant et nous dirigeons vers les tribunes pour assister au match qui va débuter. Au moment de nous séparer pour gagner nos places, elle me lance :
- Votre blog, votre histoire... Ils n'ont pas de sens...
- Je suis bien d'accord avec vous. Comme le rugby... Comme la vie...
- Vous pontifiez maintenant ! Allez, je vous laisse avant que vous ne deveniez ennuyeux ! Bon match !
Elle partit d'un grand rire avant de partir tout court. Et je la vis disparaître en descendant les gradins.

Nota : Librement inspiré de Nocturne Indien, d'Antonio Tabucchi (1943 - 2012), Christian Bourgeois, 1984.

1 commentaire:

  1. Comme ça, si vite, le jour-même ? Chapeau-bas.
    Et réjouissons-nous, Antonio a enfin trouvé Fernando.

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