Le ciel est chargé de noirs augures. La mer, si belle tout à l'heure, moutonne et se lève comme une colère sourde. Incroyable comme elle peut changer si vite...
L'escadre avance, coûte que coûte. Les vaisseaux des capitaines Vosloo et Skrela, avariés, ont été obligés de rebrousser chemin et de rentrer au port. Ils m'ont fait parvenir un dernier signal avant de virer de bord :
- Hélas, ne pouvons continuer. Nous comptons sur vous. ¡ No Pasaran !
J'ai fait réduire la voilure. La visibilité tombe. Bientôt je ne distingue plus, depuis ma dunette, les gréements les plus lointains. J'espère qu'ils réapparaîtront à l'horizon, après la tempête, mais rien n'est moins sûr... J'ai laissé le soin à Monsieur Azéma, mon second, de manière à observer le combat avec ma longue vue. Les vaisseaux de soixante-trois canons seront menés à la bataille par Monsieur Vermeulen, un vieux capitaine en qui j'ai toute confiance. Je sais qu'il ne lâchera rien. Les vaisseaux les plus légers seront conduits par le capitaine James. Il aura pour mission de casser la ligne adverse, tout en prenant garde de ne pas être débordé. Monsieur Parra, mon chef d'état major, aura la lourde tâche de manœuvrer la flotte avec une "hardiesse mesurée", selon les mots de M. Ramatuelle. La confrontation sera rude, sauvage, impitoyable.
Mais surtout, il faudra se mesurer aux éléments et adapter notre tactique. La mer se creuse. Le navire roule et tangue de plus en plus. Les grains s'enchaînent les uns après les autres. Le vent hurle dans la mâture. Je sens les membrures craquer, j'entends les cordages travailler. Les mouvements du bateau se font plus brusques et chacun s'accroche à ce qu'il peut pour n'être pas emporté. Une main pour le bateau, une main pour l'homme...
La tempête s'annonce terrible. Je plaisante avec le barreur et je ne laisse rien transparaître de mon inquiétude. Je sais que tous me regardent et il n'est pas question qu'ils ressentent le moindre doute en moi. L'officier de quart fait ce qu'il peut pour remonter au vent. Nous avançons lentement, cependant sûrement. Tout devient pénible : chaque déplacement à bord, mais également, notre progression contre la mer et les lames. La concentration est extrême : une déferlante, un départ au lof, une abatée non maîtrisée et Dieu sait ce qu'il pourra advenir... J'imagine que l'état d'esprit est identique sur les autres navires : attention extrême, inquiétude maîtrisée, fighting spirit. Curieusement, plus le vaisseau roule, et moins le mal de mer frappe mes marins : mais ils ont d'autres préoccupations que d'écouter leur corps. Ils ont l'intuition que notre survie et l'issue du combat dépend de leur abnégation et leur capacité à oublier leur angoisse et leur douleur.
Un veilleur lance à la cantonade :
- Avec ce temps, l'ennemi pourrait être à une encablure que nous ne le verrions pas !
Je lui réponds :
- L'obstacle, c'est la mer, mais l'ennemi, c'est nous. Nous n'avons qu'une chose à faire : surmonter toutes les vagues, les unes après les autres, avec la même application, en naviguant comme nous l'avons toujours fait et en espérant que la Providence nous accorde sa clémence, en attendant que le vent mollisse. Celui que vous prenez pour votre ennemi est un leurre, même la victoire est un mirage, car la décision est en nous : si nous sommes maîtres de nous-mêmes, nous passerons. Sinon, nous périrons, quel que soit l'adversaire et quelles que soient les armes en notre possession...
c'est beau et me laisse sans autre mot !
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