Vern flottait dans un délire fiévreux, enveloppé de voiles translucides d'angoisse et d'incertitudes. Il était dragué de son rêve par un insupportable poids lourd qui l'entraînait au fond de l'eau. Et s'il ne pouvait respirer, il n’asphyxiait pourtant pas. Il eût préféré se noyer, mais il nageait dans une étrange torture, de douleur absente et de panique agonie.
En sueur, il dormait au-delà du paradoxe, sans jamais pouvoir se réveiller, quand bien même il était aussi conscient qu'un esprit aiguillonné par l'intensité de la réflexion. Spasmodique et tétanique, il était perclus de crampes, comme après un long effort soutenu et altérant. Cœur emballé, souffle irrégulier et main tremblante, qui passait d'un bord à l'autre sans jamais trouver le repos, battant tantôt l'air, tantôt frappant sa cuisse, et, parfois levant trois doigts au ciel. Vern rêvait ou cauchemardait, dans l'inconfort et la nervosité, comme le font les chiens, roulés en boule dans leur sommeil, grognant et frémissant d'on ne sait quelle pensée, communiquant à celui qui les observe un sentiment de mal être à tenter d'imaginer ce que l'animal peut voir lorsqu'il s'abandonne à l'inactivité morphique, questionnant sans le savoir la supériorité de la conscience humaine, nous obligeant à nous demander ce que nos promenades oniriques ont de plus sophistiquées que ces vulgaires siestes de mâtins.
Vern est un gros chien, ou plutôt un ours. Un ours qui danse en sommeil, pataudement, maladroitement. Il hibernerait pour une nuit qui durerait toute une saison, le grand brun des steppes boueuses du dégel, l'écorcheur de bouleaux, l'ennemi du loup, du renne et de l'élan. Il s'est endormi, laissant répit au bétail, au troupeau, aux carnes, aux rosses, aux moutonnant moutons bêlant dans la plaine et autres caprins capricant capricieux. Bon bonhomme coureur de montagnes, dévalant les vals pour chercher la pitance, manteau de fourrure soyeuse et frangée aux crocs carnassiers et à la truffe noire comme le mauvais œil, oui, tu dors, mais tu crains le chasseur, cet être vil et morne qui feint d'être joyeux lorsqu'il stridule sur son fifre, cruel et fourbe qui assassine à distance de sa carabine impitoyable et inconcevable. Il t'appelle, il te cherche, il t'appâte : il te parle de miel, de gibier, de la chair et du sang, mais c'est bien de toi dont il s'agit, Monsieur l'Ours, le Beau Brun troglodyte, la patte griffue qui happe le poisson dans la cascade, la langue rappeuse qui pourlèche ses babines friandes. Que ne s'occupe-t-il du ramier inconscient, du lièvre apeuré et fuyard, de la poule faisane à la crête écarlate, que sais-je encore ? tous ces êtres vains et inconséquents, ce bestiaire de l'ordre inférieur, ce zoo débile et volatile, procréactif et amnésique ! Non, il faut qu'il vienne te défier, toi le trappeur innocent, le dandineur nonchalant, le danseur chaloupant, toi, le double, l’amphitryon montagnard, le héros de la saturnale, l'hominidé indomptable, celui dont la dépouille est toujours accompagnée de la fanfare offensante des railleries et des quolibets, des appels vulgaires à la fête grossière, violente et indécente. Il t'accuse, le diable, d'estropier ses bestioles, de casser ses clôtures, d'égorger ses brebis. Et certes ! Prenez garde, femmes inconscientes, de tomber entre mes griffes aiguisées, sauvez-vous, enfants des hommes, devant ma démarche malhabile, j'ai toujours, pour les gêneurs, un coup mortel de mon invention et si je ne cours pas vite, je frappe fort et juste. Vous rêvez de moi comme je rêve de vous. Je suis de vos cauchemars, comme vous hantez mes nuits dans ma ouache secrète. Vos peluches ne m'apprivoiseront pas, je suis l'ours, ARRRHHH, je me dresse en grognant sur mes pattes de derrière et soudain, ARRRHHH, je suis un monstre, ARRRHHH, et ma noblesse, et ma sauvagerie vous rappellent que je suis vous, tout empreint d'amour et de haine, de confiance et d'angoisse, d'humanité et de bestialité. Mais vous n'épargnez pas ceux qui vous ressemblent, vos semblables pantomimes, vos alter-ego, oooh non, et le canon de la carabine claque d'un coup sec, BANG ! fait l'écho en cascade, et les ramiers et les poules faisanes s'envolent à tire d'aile, les lièvres s'enfuient de toutes leurs forces et je m’effondre, je m'écroule, c'est cocasse, moi le roi, moi le maître de la forêt, moi le Grand Gousier des alpages, ARRRHHH, fais-je une dernière fois, incrédule, qu'est ce mal, qu'est cette brûlure, pourquoi ma vue se trouble-t-elle, ma fourrure ne me préserve-t-elle du froid qui m'envahit ? Je râle, je n'ai plus de force, et je te vois chanter et danser, mes yeux à demi clos. Que signifie cette gigue ridicule ? C'est moi ! C'est MOI ! Le danseur, le dandineur ! J'éprouve en ce moment absurde l'existence implacable de l'impossibilité. Et je suis comme Vern, prisonnier de son rêve cauchemardesque.
Vern-l'ours, l'ours-Vern, se rappelle.
Il voit tous les fragments de cette brève saison, les instants de gloire, les moments d'impatience, la lancinante musique de la fatalité qui est revenue deux fois à ses oreilles dressées, mais qui n'ont pas voulu, avant la fin, écouter. ARRRHHH, se dit-il, je suis l'ours, et je ne peux mourir ! Je suis l'ennemi des loups, des rennes et des élans. Je tue ce que je mange et je mange ce que je tue. J'avale l'âme des morts et je m'empare de leur fluide. Je les ai tous, un par un, terrassés. Et que m'arrive-t-il, voici que je suis terrassé à mon tour ? Et quoi ? Tout ça pour ça ? Stoppé net à la porte à doubles battants de la gloire ? Et je suis même privé de n'en ouvrir qu'un quand d'autres s'y précipitent déjà, avidement, goulûment, gourmandement ? Je suis étendu, sur les marches du forum, tel César, occis par Brutus, sur les marches de l'opéra, tel Mosca da Montelepre, occis par Vincent Mancini... Ah ! Mes Fils, pourquoi m'avez-vous abandonné ?
Et l'ours-Vern, Vern-l'ours, de se morfondre dans son songe agité, suant, suintant, somnolant, simagrant, attrapant l'air de sa griffe-main agile, mais n'attrapant que l'air dans son poing qui se serre et qui s'ouvre, et qui, tantôt frappe sa cuisse, tantôt indique trois doigts levés vers une inexistante direction.
Vern-l'ours, l'ours-Vern hiberne pour une nuit qui dure toute une saison. Il sent la morsure des regrets mais s'impatiente des promesses du futur. Bientôt il ne grogne ni ne bouge. Il dort tout simplement, tout calmement et tout profondément, lui le danseur, le dandineur, le Beau Brun troglodyte, l'ennemi du loup, du renne et de l'élan.
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