Le Maître, en plus de ses autres apprentissages, enseignait l'art majeur du rugby à ses disciples. Avant d'affronter Toulon, il leur fit cette leçon, qui dura trente jours et trente nuits :
Le Maître était au centre du terrain. Immobile comme un poteau, il se tenait, mains jointes, le buste droit, jambes tendues, impassible. Ses bacchantes vibraient imperceptiblement dans la brise printanière et sa natte courait comme un serpent noir le long de son dos cambré. Le regard fixe, imperturbable, il fixait la ligne d'en-but côté Phliponneau depuis de longues minutes lorsqu'il s'adressa à ses disciples, réunis en un cercle dont il était le centre, et qui méditaient en tailleur.
- Posez-moi une question !
Les disciples demeurèrent silencieux.
Le silence durait, durait.
Le Maître, sans se départir de son attitude impénétrable, reprit :
- Vous connaissez la voie, mais vous ne la suivez pas.
Le soleil déclinait dans le ciel. L'ombre emplit bientôt le stade. La nuit vint. Les projecteurs lancèrent leurs éclairs permanents et frigides sur la pelouse. Le Maître et les disciples n'avaient pas esquissé un mouvement. Puis, ce fut le matin. Il faisait froid et la buée s'échappait de leurs bouches qui respiraient lentement et en cadence.
Une journée passa. Puis une autre. Pendant dix jours, ils se tinrent immobiles en cercles autour du Maître impassible.
Le onzième jour, le Maître dit de sa voix pure et sereine :
- Vous parlez trop. Et vos questions sont superficielles.
Puis le silence se fit à nouveau et ils se tinrent ainsi pendant trois nouveaux jours et trois nouvelles nuits. Le Maître dit alors :
- Le temps est rapide comme une flèche qui n'atteint jamais sa cible, lent comme une cascade qui dévale la montagne.
Il fit une pause, puis :
- Il vous faut encore du temps.
Le disciple préféré du Maître, Jubon, prit la parole. Bien qu'il se taisait depuis des années, sa voix n'était ni terne ni sourde, elle était grave et puissante :
- Maître, comment être parfait rugbyman ?
Le silence, à nouveau, pendant des heures. Le Maître répondit enfin :
- C'est très simple : devenez parfait. Puis, jouez au rugby.
Jubon fut saisi et satisfait de la réponse. Il sut qu'il n'aurait plus à parler de tout le reste de sa vie.
Le silence durait, durait. Il s'enroulait en spirale dans l'immobilité, il était aussi dense et lourd qu'un roc immense, il était aussi léger et impalpable qu'un souffle de fourmi.
Le disciple Morgan, n'y tenant plus, s'enquit auprès du Maître :
- Maître, que faire ?
Le Maître ne réagit pas à l'insolence du jeune apprenti, et, sans battre d'un seul cil, répliqua posément :
- Ne cherchez pas à plaire. Ceux qui chercheront à m'imiter m'insulteront ou me déshonoreront. Et si vous cherchez à plaire, vous ne serez que des copistes inauthentiques et convenus.
Trois jours passèrent encore.
Et le silence.
Et l'immobilité.
Le Maître prit une profonde inspiration et s'exprima sans préavis :
- Ce qui est faible triomphe de ce qui est fort ; ce qui est mou triomphe de ce qui est dur. Méditez cela, et vous triompherez.
Puis il s'en fut.
Les disciples étaient prêts à vaincre.
Dans le silence.
Et l'immobilité.
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