dimanche 18 novembre 2012

Le Songe de Vern

Cette nuit, j'ai fait un rêve. Les Mânes du rugby me sont apparues en songe. Enfin, les Mânes... Quelques esprits forts ou frappeurs, quelques âmes bénévolentes, quelques fantômes tourmentés et quelques personnages bien vivants aussi.
En premier, William Webb Ellis est venu à moi, dans une grande lumière blanche. Il m'a dit, hiératique :
- Vern, je t'ai choisi pour que la vérité te soit révélée. C'est une tâche inhumaine qui t'incombera mais il te faudra l'accomplir. Sans relâche.
Ébloui, je distinguais son imposante silhouette immobile : il tenait un ballon à son côté.
- Il est temps de te réveiller, Vern ! Après l'aveuglement viendra la clairvoyance.
Là-dessus, il m'adressa une puissante passe vissée, que je dus m'employer à intercepter, avant de disparaître dans un grand rire effrayant.
Puis, comme emporté par une invincible force, j'ai voyagé vertigineusement parmi les monades ovales, jusqu'à l'apogée de ce Grand Stade, où je fus accueilli par Albert Ferrasse et Roger Couderc, qui m'attendaient, non loin de Mercure, entre les constellations d'Hercule et de Persée.
- Nous allons t'initier à la mécanique cosmique du Rugby, me signifia Albert Ferrasse. Viens, suis nous !
Et nous partîmes à la vitesse d'un coup de pied de François Steyn en direction des Enfers de l'Ovalie. Là-bas, un cerbère tricéphale nous interdit l'entrée. La première tête, celle de George Nepia, montra les dents, la deuxième, celle de Dave Gallaher, aboya agressivement, tandis que la troisième, celle de Gwyn Nicholls s'adressa à nous en ces termes :
- Pas de pesage au Enfers : qui entre, paie son billet !
Albert Ferrasse sortit de sa poche une montre en or, la jeta au Cerbère et dit :
- Je l'avais depuis 1995. Je n'en avais plus l'utilité...
Le chien s'écarta en jappant et nous entrâmes, dans des vapeurs de soufre, des odeurs de vestiaires et de Gigot Haricot. Roger Couderc murmura à mon endroit :
- Regarde bien, petit.
Et je vis.
Je vis une assemblée de joueurs de rugby, en camisole de force, forcés à écouter de la musique de relaxation en regardant l'intégrale des épisodes des Teletubbies. Leurs visages étaient marqués d'une souffrance indicible. Parmi eux, je reconnus Jamie, Le Barde, Grégory Le Corvec, Julien Caminati et Vincent Moscato. Une voix immanente leur répétait :
- Tu ne frapperas point ! Tu ne frapperas point !
Nous fumes ensuite entraînés vers le Maître et la Maîtresse de ces sombres endroits. Hadès, sur son trône de papier et de gaz, avait la tête de Jacques Verdier et semblait régner, impavide, détaché de toute contingence. Ses cheveux tournaient à tous les vents. A ses côtés, une femme étrange aux allures de prostituée arborait une robe rapiécée d'une multitude de guenilles informes et de toutes les couleurs. Proserpine était vêtue de bouts de tuniques de tous les clubs du monde. Tantôt elle invectivait son compagnon incestueux, tantôt elle le contemplait avec fascination.
A leur côté, le visage de Pierre Salviac surmonté d'une chevelure de serpents venimeux lançait des malédictions. Roger Couderc me dit :
- Ne regarde pas la Méduse, Vern, tu serais à ton tour transformé en statue de pierre.
Jacques Verdier-Hadès me regarda dans les yeux et lança d'une voix d'outre-tombe :
- Crains le Châtiment, Vern ! Regarde ce qui arrive à ceux qui ne rentrent pas dans le cadre, à ceux qui n'ont rien à vendre, à ceux que la caméra n'aime pas ! Et il désigna d'une main molle Benoit Baby, Sione Lauaki, Romain Teulet et tous les autres damnés qui erraient dans les Enfers de l'Ovalie. Le rugby sera médiatique, lisse, bankable et télégénique... ou ne sera pas !
Et Jacques Verdier partit d'un grand rire effrayant.
Instantanément, nous nous transportâmes dans une fumée blanche vers un autre lieu, a priori plus hospitalier. Quoique...
Rue de Liège, au siège de la Ligue Nationale de Rugby. J'assistais à une réunion au-dessus d'un bureau ovale. Je ne parvenais pas à discerner les visages. Seule la discussion remontait à mes oreilles.
Un homme, debout, en costume strict, armé d'un petit laser rouge qu'il promenait sur un écran, faisait défiler des vues powerpoint remplies de diagrammes, de courbes, de chiffres, de pourcentages... Je n'y comprenais rien. Tous les autres écoutaient religieusement, tous acquiesçaient, sauf un, qui, d'une voix douce et enfantine, posait des questions.
Lorsque l'homme en costume strict parlait de "développement du rugby" et de "gains de parts de marché", l'homme à la voix douce et enfantine demandait :
- Mais pourquoi voulez-vous que le rugby se développe ? Moi, il me va très bien ce jeu. Si d'autres veulent y jouer, tant mieux ! Mais pourquoi ce prosélytisme ?
L'homme au costume strict répondait :
- Quelle étrange question ! Parce que !
- Parce que... quoi ?
- Parce qu'il faut se développer ! C'est dans l'ordre des choses ! Il faut qu'il y ait plus de pratiquants, plus de spectateurs, plus de clubs, plus de sponsors, plus de partenaires, plus de consommateurs.
- Mais pourquoi ?
- Quelle naïveté ! Pour consolider le professionnalisme, pour qu'il y ait plus de joueurs, plus de matches, plus de spectacle, plus de revenus, plus de droits télé et plus de retombées publicitaires !
- Mais il y a déjà suffisamment de spectacle, il y a déjà suffisamment de matches ! Il y en a même trop !
- Béotien ! Vous n'y comprenez rien ! Il faut créer une économie, il faut des loges dans les stades, il faut des publicités avant, pendant et après le match, autour, en-dehors, et sur le terrain, dans les vestiaires, dans les chiottes et à la buvette des stades ! Il faut que Comtesse du Barry et Madrange soient tatoués sur les fesses de Chabal, il faut que le portrait de Jonny Wilkinson soit affiché dans toutes les écoles et dans tous les supermarchés. Développons nous ! Développons nous !
Tout autour de la table, les hommes ânonnaient une leçon trop bien apprise :
- Développons nous ! Développons nous !
L'homme à la voix douce et enfantine n'en démordait pourtant pas :
- Mais pourquoi ? "Plus" égale-t-il "mieux" ? Ne vibre-t-on pas assez pendant les matches ? Les stades sont-ils trop petits pour rassembler tous les amateurs ? Après les Footix, voulez-vous des Rugbyx, qui réclameront un penalty pour un en avant dans les 22 mètres ?
L'homme au costume strict se rembrunit :
- L'intérêt supérieur du Rugby est national, mercantile et productiviste ! Il faut jouer tous les jours de la semaine, à Pâques, à Noël, pour les fêtes de Pessah, pour l'Aïd et pour la fête des Mères. Il faut jouer le lundi, le mardi, le mercredi, le jeudi, le vendredi, le samedi, et même le dimanche ! Il faut jouer le matin, le midi et le soir, il faut jouer les nuits de pleine lune et pendant les éclipses ! Il faut plus de chocs, plus de super loupes, plus de ralentis, plus de caméras, plus d'interviews et plus de commentaires !
L'homme à la voix douce et enfantine poursuivit :
- Mais à quoi bon tout ce cirque, tous ces scoops, toutes ces nouvelles inutiles, toutes ces analyses à l'emporte pièce, tous ces fantasmes autour des transferts ? Et pourra-t-on faire mieux que Hernandez, Carter et Giteau ? Pourra-t-on pousser plus fort que Mas, Hayman et Mealamu ? Pourra-t-on courir plus vite que Ngwenya, Habannah et Nalaga ? Pourra-t-on plaquer plus que Pocock, McCaw et Dusautoir ? Et à quoi bon ? Que vous manque-t-il ?
Tous, d'une voix unanime, lancèrent alors :
- Nous voulons plus ! Nous voulons plus ! Nous voulons plus !
La voix de l'homme à la voix douce et enfantine, qui disait :
- Mais pourquoi faire ? Mais pourquoi faire ?
se perdit bientôt et fut couverte par le chœur viril des autres hommes.
Alors, je m'envolais de nouveau vers les hauteurs célestes où m'attendaient toujours Albert Ferrasse et Roger Couderc. Il me toisèrent avec un sourire narquois. Et, soudain, la voix de William Webb Ellis tonna dans l'immensité galactique :
- Voici la vérité, Vern ! Telle qu'elle doit être révélée ! Vous l'avez voulu, vous l'aurez !
Je levai la tête et demandai :
- Quoi ? Qu'avons-nous voulu ?
En vain.
Je fus alors projeté en arrière à une vitesse démesurée et je tombai éperdument. Autour de moi, une tornade d'images et de sons tourbillonnait : des joueurs répondant des banalités à des journalistes, des spécialistes polémiquant sur l'arbitrage, des supporters insultant l'autre équipe, des brutalités disséquées au ralenti, des actions grotesques, des en-avant de cinq mètres, des mêlées relevées, des bagarres générales, des plongeons dans l'en-but, des déblayages dans des rucks, des relances des 22, des pénalités de 50 mètres, tout un kaléidoscope rugbystique...
Ma chute semblait sans fin, sans fond, sans but.
Et je me suis réveillé.

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